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régiment de dragons, lorsque, vers la fin d'avril 1798 (floréal an VI), je reçus du général Desaix, qui commandait notre division, l'ordre de quitter la garnison de Florence pour aller m'embarquer à Civita-Vecchia avec mes hommes. Je bouclai ma malle et je partis, suivi de mon brosseur, le fidèle Guidamour, qui, comme moi, du 1er chasseurs à cheval, avait permuté dans le 3e dragons. Nous dûmes, tout en laissant nos chevaux, emporter nos selles et nos harnais. Là où nous allions, nous trouverions apparemment des montures supérieures aux nôtres.

      Où allions-nous? En Angleterre, probablement, opérer la descente projetée depuis quelques mois par le général Bonaparte, puisque notre division faisait partie de l'aile gauche de l'armée dite d'Angleterre.

      Je retrouvai mon ami Hector Dubertet à bord de la frégate l'Artémise, qui reçut dans ses flancs mon régiment démonté. Dubertet était mon plus ancien camarade; nos familles étaient intimement liées; nous étions entrés au collége le même jour. C'est avec lui que, le 22 juillet 1792, je m'étais enrôlé volontaire sur l'estrade du Pont-Neuf; avec lui que j'avais fait campagne et passé dans la cavalerie à Cambrai; avec lui enfin que j'avais enlevé la redoute d'Aldenhaven, en Allemagne, et que j'avais continué la guerre jusqu'à la paix de 1795[A].

      Depuis ce moment, je l'avais perdu de vue. Ce fut une véritable joie pour moi de le retrouver frais et dispos, bien que le joyeux camarade, le beau chanteur de table et le grand conteur de facéties qui avait fait les délices du régiment, fût, sous ses habits bourgeois, beaucoup moins brillant et que sa physionomie eût perdu de son éclat et de sa franchise, à tel point que je ne le reconnus pas tout de suite.

      —Haudouin! s'écria-t-il en me sautant au cou: j'étais bien sûr de te retrouver au nombre des cavaliers d'élite que le général en chef a choisis pour faire partie de l'expédition.

      —Mais toi, lui dis-je, tu as donc quitté l'état militaire?

      —À peu près; j'ai été mis à la disposition du général Bonaparte, qui m'a attaché à la commission des arts, et m'a envoyé à Rome prendre le matériel des imprimeries grecques et arabes de la Propagande, rassemblé par Monge d'après l'ordre du gouvernement. Je viens d'embarquer tout cela, ainsi qu'une troupe d'interprètes et d'ouvriers imprimeurs.

      —Mais à quoi nous serviront ces langues orientales avec les Anglais? Ah! j'y suis, nous allons dans l'Inde secourir le sultan Tipoo-Saëb contre la perfide Albion?

      —Nous allons d'abord conquérir l'Égypte, au pouvoir des beys mameluks qui favorisent le commerce anglais, et de là nous irons probablement dans l'Inde porter à l'Angleterre le coup le plus sensible en ruinant ses colonies.

      —Très-bien! allons conquérir l'Égypte!

      Il m'apprit aussi que le général en chef emmenait avec lui une centaine de savants, d'artistes, d'ingénieurs, de géographes, parmi lesquels il me cita des noms déjà illustres, ou qui le devinrent par la suite: Monge, Berthollet, Fourier, Denon, Geoffroy Saint-Hilaire, les médecins Desgenettes, Larrey, Dubois et l'amiral Brueys. Parmi les généraux qui avaient voulu s'attacher à la fortune de Bonaparte, il nomma Desaix, Menou, Reynier, Davoust et Kléber, que j'avais vu à Mayence alors que j'y avais été porter les ordres du général Houchard.

      Une jeune femme qui brillait plus par la fraîcheur de sa carnation que par la régularité de ses traits, douée d'un léger embonpoint et dans une toilette des plus exagérées, sortit en ce moment de la cabine d'arrière. Elle vint à nous, et, s'adressant à Dubertet:

      —Hector, lui dit-elle, cet embarquement se fait sans aucun ordre. On a fourré les caisses qui contiennent mes effets à fond de cale. C'est insupportable! Je ne puis cependant pas garder la toilette que j'ai sur moi pendant toute la traversée.

      —Ma chère Sylvie, calmez-vous, lui répondit mon ami, je vais donner des ordres pour que vos chiffons vous soient rendus.

      —Bien, dit-elle. Et, reportant les yeux sur moi, elle me toisa de la tête aux pieds, comme si j'eusse été à l'inspection.

      —Pierre Haudouin de Coulanges, mon ami intime, lui dit Dubertet en me présentant.

      Je la saluai respectueusement. Elle me fit une révérence assez gauche et disparut.

      —Dubertet, tu ne m'avais pas dit que tu fusses marié?

      —Je n'ai pas plus de secret pour toi que tu n'en as pour moi. Je puis te confier la vérité! Sylvie est ma maîtresse, mais je la fais passer pour ma femme afin de pouvoir l'emmener avec moi. C'est une fille bonne et dévouée, qui serait morte de chagrin si je l'avais laissée. Il y a deux ans que nous vivons ensemble, et nous nous aimons comme au premier jour.

      —Elle paraît un peu impatiente?

      —C'est le déplacement, l'ennui du voyage, qui la rendent nerveuse. Depuis trois mois, nous avons été toujours en l'air.

      —C'est à Paris que tu l'as connue?

      —Oui, elle était au théâtre de la Montansier, et y jouait de petits rôles. J'ai soupiré longtemps, car c'était une vertu. Son père est un commerçant de la rue Saint-Denis. Elle a quitté sa famille par amour de l'art, et, si elle n'a pas pu percer, c'est un peu la faute de sa sagesse. Tu sais, dans cette carrière-là, une jolie femme ne réussit qu'autant qu'elle sait plaire à tout le monde.

      Il me parla encore longtemps de mademoiselle Sylvie avec la loquacité d'un homme radicalement subjugué.

      Le 26 mai, à six heures du soir, notre frégate, précédée des bricks et des soixante-dix transports du convoi de Civita-Vecchia, allait lever l'ancre, quand un canot amena de nouveaux passagers. C'était d'abord un homme déjà mûr, avec des ailes de pigeon et une queue à la prussienne, puis une grande jeune fille, très-belle, très-blonde et très-bien mise, qui donnait la main à un garçon de douze à treize ans.

      Le commandant, qui n'attendait plus personne, s'avança vers eux d'un air interrogateur.

      Le monsieur aux ailes de pigeon se nomma.

      —De Cérignan, dit-il, attaché à l'administration des guerres; et, présentant ses compagnons: «Olympe de Cérignan, ma fille, et Louis de Cérignan, mon fils.»

      Puis il sortit de sa poche une lettre cachetée de rouge et la remit au commandant en disant:

      —De la part du citoyen Cambacérès.

      Le capitaine lut la lettre, salua respectueusement l'employé du ministère de la guerre, et lui fit donner une cabine pour lui et ses enfants.

      On prit la mer.

      Mademoiselle de Cérignan et mademoiselle Sylvie, qu'on appelait madame Dubertet, furent bien vite le but des hommages de MM. les officiers du bord. Pendant une traversée, il n'y a rien de mieux à faire que de roucouler près du beau sexe, quand on n'est pas malade.

      Je ne l'étais pas, et pourtant je m'occupai peu de ces dames. L'idée d'aller sur les brisées de mon ami ne m'était même pas venue. J'aurais bien soupiré pour la belle blonde aux manières de duchesse si je n'avais eu autre chose en tête: apprendre l'arabe.

      Dès le lendemain de notre départ, il signor Fosco, un des imprimeurs de la Compagnie Dubertet, s'était fait fort de me l'enseigner. Je l'étudiai avec acharnement, et, comme il m'était bien montré, je fis de rapides progrès pendant les cinq semaines que dura le voyage.

      Nous dînions tous à la même table; je fus à même d'observer la famille de Cérignan. La fille dissimulait mal son antipathie pour la république et son mépris pour les républicains. Le fils était un joli enfant blond et pâle, avec des yeux à fleur de tête. Il semblait souffreteux, un peu ahuri, sinon hébété; aussi son père et sa sœur ne le laissaient jamais seul. Il était très-craintif, et tremblait devant M. de Cérignan comme s'il eût craint d'être maltraité. M. de Cérignan était cependant très-doux pour lui, n'élevait jamais la voix et ne le reprenait sur rien. C'était un voltairien de

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