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ainsi tout ce qui est en relations avec la municipalité—côté du mari. En réalité, c'était le tout-Marseille beaucoup plus complet que ce qu'on est convenu d'appeler le tout-Paris dans les journaux. Il y avait là des banquiers, des armateurs, des négociants, des hauts fonctionnaires, des Italiens, des Espagnols, des Grecs, des Turcs, des Égyptiens mêlés à de petits employés et à des boutiquiers, dans une confusion curieuse.

      Retenu par le général qui avait voulu que je vinsse avec lui, je n'arrivai que très-tard. Le bal était dans tout son éclat, et le coup d'oeil était splendide: la tente était ornée de fleurs et d'arbustes au feuillage tropical et elle ouvrait ses bas côtés sur la mer qu'on apercevait dans le lointain miroitant sous la lumière argentée de la lune. C'était féerique avec quelque chose d'oriental qui parlait à l'imagination.

      Mais je fus bien vite ramené à la réalité par l'oncle de la mariée, M. Bédarrides jeune, qui voulut bien me faire l'honneur de me prendre par le bras, pour me promener avec lui.

      —Regardez, regardez, me dit-il, vous avez devant vous toute la fortune de Marseille, et si nous étions encore au temps où les corsaires barbaresques faisaient des descentes sur nos côtes, ils pourraient opérer ici une razzia générale qui leur payerait facilement un milliard pour se racheter.

      Je parvins à me soustraire à ces plaisanteries financières et j'allai me mettre dans un coin pour regarder la fête à mon gré, sans avoir à subir des réflexions plus ou moins spirituelles.

      Qui sait? Parmi ces femmes qui passaient devant mes yeux se trouvait peut-être celle que je devais aimer. Laquelle?

      Cette idée avait à peine effleuré mon esprit, quand j'aperçus, à quelques pas devant moi, une jeune fille d'une beauté saisissante. Près d'elle était une femme de quarante ans, à la physionomie et à la toilette vulgaires. Ma première pensée fut que c'était sa mère.

      Mais à les bien regarder toutes deux, cette supposition devenait improbable tant les contrastes entre elles étaient prononcés. La jeune fille, avec ses cheveux noirs, son teint mat, ses yeux profonds et veloutés, ses épaules tombantes, était la distinction même; la vieille femme, petite, replète et couperosée, n'était rien qu'une vieille femme; la toilette de la jeune fille était charmante de simplicité et de bon goût; celle de son chaperon était ridicule dans le prétentieux et le cherché.

      Je restai assez longtemps à la contempler, perdu dans une admiration émue; puis, je m'approchai d'elle pour l'inviter. Mais forcé de faire un détour, je fus prévenu par un grand jeune homme lourdaud et timide, gêné dans son habit (un commis de magasin assurément), qui l'emmena à l'autre bout de la chambre.

      Je la suivis et la regardai danser. Si elle était charmante au repos, dansant elle était plus charmante encore. Sa taille ronde avait une souplesse d'une grâce féline; elle eût marché sur les eaux tant sa démarche était légère.

      Quelle était cette jeune fille? Par malheur, je n'avais près de moi personne qu'il me fût possible d'interroger.

      Lorsqu'elle revint à sa place, je me hâtai de m'approcher et je l'invitai pour une valse, qu'elle m'accorda avec le plus délicieux sourire que j'aie jamais vu.

      Malheureusement, la valse est peu favorable à la conversation; et d'ailleurs, lorsque je la tins contre moi, respirant son haleine, plongeant dans ses yeux, je ne pensai pas à parler et me laissai emporter par l'ivresse de la danse.

      Lorsque je la quittai après l'avoir ramenée, tout ce que je savais d'elle, c'était qu'elle n'était point de Marseille, et qu'elle avait été amenée à cette soirée par une cousine, chez laquelle elle était venue passer quelques jours.

      Ce n'était point assez pour ma curiosité impatiente. Je voulus savoir qui elle était, comment elle se nommait, quelle était sa famille; et je me mis à la recherche de Marius Bédarrides, le frère de la mariée, pour qu'il me renseignât; puisque cette jeune fille était invitée chez lui, il devait la connaître.

      Mais Marius Bédarrides, peu sensible au plaisir de la danse, était au jeu. Il me fallut le trouver; il me fallut ensuite le détacher de sa partie, ce qui fut long et difficile, car il avait la veine, et nous revînmes dans la tente juste au moment où la jeune fille sortait.

      —Je ne la connais pas, me dit Bédarrides, mais la dame qu'elle accompagne est, il me semble, la femme d'un employé de la mairie. C'est une invitation de mon beau-frère. Par lui nous en saurons plus demain; mais il vous faut attendre jusqu'à demain, car nous ne pouvons pas décemment, ce soir, aller interroger un jeune marié; il a autre chose à faire qu'à nous répondre. Vous lui parleriez de votre jeune fille, que, s'il vous répondait, il vous parlerait de ma soeur; ça ferait un quiproquo impossible à débrouiller. Attendez donc à demain soir; j'espère qu'il me sera possible de vous satisfaire; comptez sur moi.

      Il fallut s'en tenir à cela; c'était peu; mais enfin c'était quelque chose.

       Table des matières

      Je quittai le bal; je n'avais rien à y faire, puisqu'elle n'était plus là.

      Je m'en revins à pied à Marseille, bien que la distance soit assez grande. J'avais besoin de marcher, de respirer. J'étouffais. La nuit était splendide, douce et lumineuse, sans un souffle d'air qui fit résonner le feuillage des grands roseaux immobiles et raides sur le bord des canaux d'irrigation. De temps en temps, suivant les accidents du terrain et les échappées de vue, j'apercevais au loin la mer qui, comme un immense miroir argenté, réfléchissait la lune.

      Je marchais vite; je m'arrêtais; je me remettais en route machinalement, sans trop savoir ce que je faisais. Je n'étais pas cependant insensible à ce qui se passait autour de moi, et en écrivant ces lignes, il me semble respirer encore l'âpre parfum qui s'exhalait des pinèdes que je traversais. Les ombres que les arbres projetaient sur la route blanche me paraissaient avoir quelque chose de fantastique qui me troublait; l'air qui m'enveloppait me semblait habité, et des plantes, des arbres, des blocs de rochers sortaient des voix étranges qui me parlaient un langage mystérieux. Une pomme de pin qui se détacha d'une branche et tomba sur le sol, me souleva comme si j'avais reçu une décharge électrique.

      Que se passait-il donc en moi? Je tâchai de m'interroger. Est-ce que j'aimais cette jeune fille que je ne connaissais pas, et que je ne devais peut-être revoir jamais?

      Quelle folie! c'était impossible.

      Mais alors pourquoi cette inquiétude vague, ce trouble, cette émotion, cette chaleur; pourquoi cette sensibilité nerveuse? Assurément, je n'étais pas dans un état normal.

      Elle était charmante, cela était incontestable, ravissante, adorable. Mais ce n'était pas la première femme adorable que je voyais sans l'avoir adorée.

      Et puis enfin on n'adore pas ainsi une femme pour l'avoir vue dix minutes et avoir fait quelques tours de valse avec elle. Ce serait absurde, ce serait monstrueux. On aime une femme pour les qualités, les séductions qui, les unes après les autres, se révèlent en elle dans une fréquentation plus ou moins longue. S'il en était autrement, l'homme serait à classer au même rang que l'animal; l'amour ne serait rien de plus que le désir.

      Pendant assez longtemps, je me répétai toutes ces vérités pour me persuader que ma jeune fille m'avait seulement paru charmante, et que le sentiment qu'elle m'avait inspiré était un simple sentiment d'admiration, sans rien de plus.

      Mais quand on est de bonne foi avec soi-même, on ne se persuade pas par des vérités de tradition; la conviction monte du coeur aux lèvres et ne descend pas des lèvres au coeur. Or, il y avait dans mon coeur un trouble, une chaleur, une émotion, une joie qui ne me permettaient pas de me tromper.

      Alors, par je ne sais quel enchaînement d'idées, j'en vins à me rappeler une scène du Roméo et Juliette de Shakspeare qui projeta dans

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