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sortant des gorges de la cordillère, la troupe de Glenarvan rencontra d’abord une grande quantité de dunes de sable appelées «medanos», véritables vagues incessamment agitées par le vent, lorsque la racine des végétaux ne les enchaîne pas au sol.

      Ce sable est d’une extrême finesse; aussi le voyait-on, au moindre souffle, s’envoler en ébroussins légers, ou former de véritables trombes qui s’élevaient à une hauteur considérable. Ce spectacle faisait à la fois le plaisir et le désagrément des yeux: le plaisir, car rien n’était plus curieux que ces trombes errant par la plaine, luttant, se confondant, s’abattant, se relevant dans un désordre inexprimable; le désagrément, car une poussière impalpable se dégageait de ces innombrables medanos, et pénétrait à travers les paupières, si bien fermées qu’elles fussent.

      Ce phénomène dura pendant une grande partie de la journée sous l’action des vents du nord. On marcha rapidement néanmoins, et, vers six heures, les cordillères, éloignées de quarante milles, présentaient un aspect noirâtre déjà perdu dans les brumes du soir.

      Les voyageurs étaient un peu fatigués de leur route, qui pouvait être estimée à trente-huit milles. Aussi virent-ils avec plaisir arriver l’heure du coucher.

      Ils campèrent sur les bords du rapide Neuquem, un rio torrentueux aux eaux troubles, encaissé dans de hautes falaises rouges. Le Neuquem est nommé Ramid ou Comoe par certains géographes, et prend sa source au milieu de lacs que les indiens seuls connaissent.

      La nuit et la journée suivante n’offrirent aucun incident digne d’être relaté. On allait vite et bien. Un sol uni une température supportable rendaient facile la marche en avant. Vers midi, cependant, le soleil fut prodigue de rayons très chauds. Le soir venu, une barre de nuages raya l’horizon du sud-ouest, symptôme assuré d’un changement de temps. Le patagon ne pouvait s’y méprendre, et du doigt il indiqua au géographe la zone occidentale du ciel.

      «Bon! Je sais», dit Paganel, et s’adressant à ses compagnons: «voilà ajouta-t-il, un changement de temps qui se prépare. Nous allons avoir un coup de pampero.»

      Et il expliqua que ce pampero est fréquent dans les plaines argentines. C’est un vent du sud-ouest très sec. Thalcave ne s’était pas trompé, et pendant la nuit, qui fut assez pénible pour des gens abrités d’un simple poncho, le pampero souffla avec une grande force. Les chevaux se couchèrent sur le sol, et les hommes s’étendirent près d’eux en groupe serré. Glenarvan craignait d’être retardé si cet ouragan se prolongeait; mais Paganel le rassura, après avoir consulté son baromètre.

      «Ordinairement, lui dit-il, le pampero crée des tempêtes de trois jours que la dépression du mercure indique d’une façon certaine. Mais quand, au contraire, le baromètre remonte, —et c’est le cas, —On en est quitte pour quelques heures de rafales furieuses. Rassurez-vous donc, mon cher ami, au lever du jour le ciel aura repris sa pureté habituelle.

      —Vous parlez comme un livre, Paganel, répondit Glenarvan.

      —Et j’en suis un, répliqua Paganel. Libre à vous de me feuilleter tant qu’il vous plaira.»

      Le livre ne se trompait pas. À une heure du matin, le vent tomba subitement, et chacun put trouver dans le sommeil un repos réparateur. Le lendemain, on se levait frais et dispos, Paganel surtout, qui faisait craquer ses articulations avec un bruit joyeux et s’étirait comme un jeune chien.

      Ce jour était le vingt-quatrième d’octobre, et le dixième depuis le départ de Talcahuano.

      Quatre-vingt-treize milles séparaient encore les voyageurs du point où le rio-Colorado coupe le trente-septième parallèle, c’est-à-dire trois jours de voyage. Pendant cette traversée du continent américain, lord Glenarvan guettait avec une scrupuleuse attention l’approche des indigènes. Il voulait les interroger au sujet du capitaine Grant par l’intermédiaire du patagon, avec lequel Paganel, d’ailleurs, commençait à s’entretenir suffisamment. Mais on suivait une ligne peu fréquentée des indiens, car les routes de la pampa qui vont de la république argentine aux cordillères sont situées plus au nord.

      Aussi, indiens errants ou tribus sédentaires vivant sous la loi des caciques ne se rencontraient pas.

      Si, d’aventure, quelque cavalier nomade apparaissait au loin, il s’enfuyait rapidement, peu soucieux d’entrer en communication avec des inconnus. Une pareille troupe devait sembler suspecte à quiconque se hasardait seul dans la plaine, au bandit dont la prudence s’alarmait à la vue de huit hommes bien armés et bien montés, comme au voyageur qui, par ces campagnes désertes, pouvait voir en eux des gens mal intentionnés. De là, une impossibilité absolue de s’entretenir avec les honnêtes gens ou les pillards.

      C’était à regretter de ne pas se trouver en face d’une bande de «rastreadores», dût-on commencer la conversation à coups de fusil. Cependant, si Glenarvan, dans l’intérêt de ses recherches, eut à regretter l’absence des indiens, un incident se produisit qui vint singulièrement justifier l’interprétation du document.

      Plusieurs fois la route suivie par l’expédition coupa des sentiers de la pampa, entre autres une route assez importante, —celle de Carmen à Mendoza, —reconnaissable aux ossements d’animaux domestiques, de mulets, de chevaux, de moutons ou de bœufs, qui la jalonnaient de leurs débris désagrégés sous le bec des oiseaux de proie et blanchis à l’action décolorante de l’atmosphère. Ils étaient là par milliers, et sans doute plus d’un squelette humain y confondait sa poussière avec la poussière des plus humbles animaux.

      Jusqu’alors Thalcave n’avait fait aucune observation sur la route rigoureusement suivie. Il comprenait, cependant, que, ne se reliant à aucune voie des pampas, elle n’aboutissait ni aux villes, ni aux villages, ni aux établissements des provinces argentines.

      Chaque matin, on marchait vers le soleil levant, sans s’écarter de la ligne droite, et chaque soir le soleil couchant se trouvait à l’extrémité opposée de cette ligne. En sa qualité de guide, Thalcave devait donc s’étonner de voir que non seulement il ne guidait pas, mais qu’on le guidait lui-même.

      Cependant, s’il s’en étonna, ce fut avec la réserve naturelle aux indiens, et à propos de simples sentiers négligés jusqu’alors, il ne fit aucune observation.

      Mais ce jour-là, arrivé à la susdite voie de communication, il arrêta son cheval et se tourna vers Paganel:

      «Route de Carmen, dit-il.

      —Eh bien, oui, mon brave patagon, répondit le géographe dans son plus pur espagnol, route de Carmen à Mendoza.

      —Nous ne la prenons pas? reprit Thalcave.

      —Non, répliqua Paganel.

      —Et nous allons?

      —Toujours à l’est.

      —C’est aller nulle part.

      —Qui sait?»

      Thalcave se tut et regarda le savant d’un air profondément surpris. Il n’admettait pas, pourtant, que Paganel plaisantât le moins du monde. Un indien, toujours sérieux, ne pense jamais qu’on ne parle pas sérieusement.

      «Vous n’allez donc pas à Carmen? Ajouta-t-il après un instant de silence.

      —Non, répondit Paganel.

      —Ni à Mendoza?

      —Pas davantage.»

      En ce moment, Glenarvan, ayant rejoint Paganel, lui demanda ce que disait Thalcave, et pourquoi il s’était arrêté.

      «Il m’a demandé si nous allions soit à Carmen, soit à Mendoza, répondit Paganel, et il s’étonne fort de ma réponse négative à sa double question.

      —Au fait, notre route doit lui paraître fort étrange reprit

       Glenarvan.

      —Je le crois. Il dit que nous n’allons nulle part.

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