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dit Mme Caroline, en reconnaissant Saccard. Encore quelque chagrin pour ces malheureuses. Les pauvresses, dans la rue, me font moins de peine.

      – Bah! s'écria-t-il gaiement, vous les prierez de venir me voir. Nous les enrichirons, elles aussi, puisque nous allons faire la fortune de tout le monde.»

      Et, dans sa fièvre heureuse, il chercha ses lèvres, pou les baiser. Mais, d'un mouvement brusque, elle avait retiré la tête, devenue grave et pâlie d'un involontaire malaise.

      «Non, je vous en prie.»

      C'était la première fois qu'il tentait de la reprendre, depuis qu'elle s'était abandonnée à lui, dans une minute de complète inconscience. Les affaires sérieuses arrangées, il pensait à sa bonne fortune, voulant aussi, de ce côté, régler la situation. Ce vif mouvement de recul l'étonna.

      «Bien vrai, cela vous ferait de la peine?

      – Oui, beaucoup de peine.»

      Elle se calmait, elle souriait à son tour.

      «D'ailleurs, avouez que vous-même n'y tenez guère.

      – Oh! moi, je vous adore.

      – Non, ne dites pas ça, vous allez être si occupé! Et puis, je vous assure que je suis prête à avoir de la vraie amitié pour vous, si vous êtes l'homme actif que je crois, et si vous faites toutes les grandes choses que vous dites… Voyons, c'est bien meilleur, l'amitié!»

      Il l'écoutait, souriant toujours, gêné et combattu pourtant. Elle le refusait, c'était ridicule de ne l'avoir eue qu'une fois, par surprise. Mais sa vanité seule en souffrait.

      «Alors? amis seulement?

      – Oui, je serai votre camarade, je vous aiderai… Amis, grands amis!»

      Elle tendit ses joues, et, conquis, trouvant qu'elle avait raison, il y posa deux gros baisers.

      III

      La lettre du banquier russe de Constantinople, que Sigismond avait traduite, était une réponse favorable, attendue pour mettre à Paris l'affaire en branle; et, dès le sur-lendemain, Saccard, à son réveil, eut l'inspiration qu'il fallait agir ce jour-là même, qu'il devait avoir, d'un, coup, avant la nuit, formé le syndicat dont il voulait être sûr, pour placer à l'avance les cinquante mille actions de cinq cents francs de sa société anonyme, lancée au capital de vingt-cinq millions.

      En sautant du lit, il venait de trouver enfin le titre de cette société, l'enseigne qu'il cherchait depuis longtemps. Les mots: la Banque universelle, avaient brusquement flambé devant lui, comme en caractères de feu, dans la chambre encore noire.

      «La Banque universelle, ne cessa-t-il de répéter, tout en s'habillant, la Banque universelle, c'est simple, c'est grand, ça englobe tout, ça couvre le monde… Oui, oui, excellent! la Banque universelle!»

      Jusqu'à neuf heures et demie, il marcha à travers les vastes pièces, absorbé, ne sachant par où il commencerait sa chasse aux millions, dans Paris. Vingt-cinq millions, cela se trouve encore au tournant d'une rue; même, c'était l'embarras du choix qui le faisait réfléchir, car il y voulait mettre quelque méthode. Il but une tasse de lait, il ne se fâcha pas, lorsque le cocher monta lui expliquer que le cheval n'était pas bien, à la suite d'un refroidissement sans doute, et qu'il serait plus sage de faire venir le vétérinaire.

      «C'est bon, faites… Je prendrai un fiacre.»

      Mais, sur le trottoir, il fut surpris par le vent aigre qui soufflait un brusque retour de l'hiver, dans ce mai si doux la veille encore. Il ne pleuvait pourtant pas, de gros nuages montaient à l'horizon. Et il ne prit pas de fiacre, pour se réchauffer en marchant; il se dit qu'il descendrait d'abord à pied chez Mazaud, l'agent de change, rue de la Banque; car l'idée lui était venue de le sonder sur Daigremont, le spéculateur bien connu, l'homme heureux de tous les syndicats, seulement, rue Vivienne, du ciel envahi de nuées livides, une telle giboulée creva, mêlée de grêle, qu'il se réfugia sous une porte cochère.

      Depuis une minute, Saccard était là, à regarder tomber l'averse, lorsque, dominant le roulement de l'eau, une claire sonnerie de pièces d'or lui fit dresser l'oreille. Cela semblait sortir des entrailles de la terre, continu, léger et musical, comme dans un conte des Mille et une Nuits. Il tourna la tête, se reconnut, vit qu'il se trouvait sous la porte de la maison Kolb, un banquier qui s'occupait surtout d'arbitrages sur l'or, achetant le numéraire dans les États où il était à bas cours, puis le fondant, pour vendre les lingots ailleurs, dans les pays où l'or était en hausse; et, du matin au soir, les jours de fonte, montait du sous-sol ce bruit cristallin des pièces d'or, remuées à la pelle, prises dans des caisses, jetées dans le creuset. Les passants du trottoir en ont les oreilles qui tintent, d'un bout de l'année à l'autre. Maintenant, Saccard souriait complaisamment à cette musique, qui était comme la voix souterraine de ce quartier de la Bourse, il y vit un heureux présage.

      La pluie ne tombait plus, il traversa la place, se trouva tout de suite chez Mazaud. Par une exception, le jeune agent de change avait son domicile personnel, au premier étage, dans la maison même où les bureaux de sa charge étaient installés, occupant tout le second. Il avait simplement repris l'appartement de son oncle, lorsque, à la mort de celui-ci, il s'était entendu avec ses cohéritiers pour racheter la charge.

      Dix heures sonnaient, et Saccard monta directement aux bureaux, à la porte desquels il se rencontra avec Gustave Sédille.

      «Est-ce que M. Mazaud est là?

      – Je ne sais pas, monsieur, j'arrive.»

      Le jeune homme souriait, toujours en retard, prenant à l'aise son emploi de simple amateur, qu'on ne payait pas, résigné à passer là un an ou deux pour faire plaisir à son père, le fabricant de soie de la rue des Jeûneurs. Saccard traversa la caisse, salué par le caissier d'argent et par le caissier des titres; puis, il entra dans le cabinet des deux fondés de pouvoirs, où il ne trouva que Berthier, celui des deux qui était chargé des relations avec les clients et qui accompagnait le patron à la Bourse.

      «Est-ce que M. Mazaud est là?

      – Mais je le pense, je sors de son cabinet… Tiens non, il n'y est plus… C'est qu'il est dans le bureau du comptant.»

      Il avait poussé une porte voisine, il faisait du regard le tour d'une assez vaste pièce, où cinq employés travaillaient, sous les ordres du premier commis.

      «Non, c'est particulier!.. Voyez donc vous-même à la liquidation, là, à côté.»

      Saccard entra dans le bureau de la liquidation. C'était là que le liquidateur, le pivot de la charge, aidé de sept employés, dépouillait le carnet que lui remettait l'agent chaque jour, après la Bourse, puis appliquait aux clients les affaires faites selon les ordres reçus, en s'aidant de fiches, conservées pour savoir les noms; car le carnet ne porte pas les noms, ne contient que l'indication brève de l'achat ou de la vente telle valeur, telle quantité, tel cours, de tel agent.

      «Est-ce que vous avez vu M. Mazaud?» demanda Saccard.

      Mais on ne lui répondit même pas. Le liquidateur étant sorti, trois employés lisaient leur journal, deux autres regardaient en l'air; tandis que l'entrée de Gustave Sédille venait d'intéresser vivement le petit Flory, qui, le matin, faisait des écritures, échangeait des engagements, et qui, l'après-midi, à la Bourse, était chargé des télégrammes. Né à Saintes, d'un père employé à l'enregistrement, d'abord commis à Bordeaux chez un banquier, tombé ensuite à Paris chez Mazaud, vers la fin du dernier automne, il n'y avait d'autre avenir que d'y doubler peut-être ses appointements, en dix années. Jusque-là, il s'y était bien conduit, régulier, consciencieux. Seulement depuis un mois que Gustave était entré à la charge, il se dérangeait, entraîné par son nouveau camarade, très élégant, très lancé, pourvu d'argent, et qui lui avait fait connaître des femmes. Flory, le visage mangé de barbe, avait là-dessous un nez à passions, une bouche aimable, des yeux tendres; et il en était aux petites parties fines, pas chères, avec Mlle Chuchu, une figurante des Variétés, une maigre sauterelle du pavé parisien, la fille ensauvée d'une concierge

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