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ensuite.

      «Encore une banque, mon bon ami, encore une banque! répéta-t-il de son air narquois. Mais une affaire où je mettrais plutôt de l'argent, ce serait dans une machine, oui, une guillotine à couper le cou à toutes ces banques qui se fondent… Hein? un râteau à nettoyer la Bourse. Votre ingénieur n'a pas ça, dans ses papiers?»

      Puis, affectant de se faire paternel, avec une cruauté tranquille:

      «Voyons, soyez raisonnable, vous savez ce que je vous ai dit… Vous avez tort de rentrer dans les affaires, c'est un vrai service que je vous rends, en refusant de lancer votre syndicat… Infailliblement, vous ferez la culbute, c'est mathématique, ça; car vous êtes beaucoup trop passionné, vous avez trop d'imagination; puis, ça finit toujours mal, quand on trafique avec l'argent des autres… Pourquoi votre frère ne vous trouve-t-il pas une bonne place, hein? une préfecture, ou bien une recette; non, pas une recette, c'est trop dangereux… Méfiez-vous, méfiez-vous, mon bon ami.»

      Saccard s'était levé, frémissant.

      «C'est bien décidé, vous ne prendrez pas d'actions, vous ne voulez pas être avec nous?

      – Avec vous, jamais de la vie!.. Vous serez mangé avant trois ans.»

      Il y eut un silence, gros de batailles, un échange aigu de regards qui se défiaient.

      «Alors, bonsoir… Je n'ai pas encore déjeuné et j'ai très faim. Faudra voir qui est-ce qui sera mangé.»

      Et il le laissa, au milieu de sa tribu qui finissait de se bourrer bruyamment de pâtisseries, recevant les derniers courtiers attardés, fermant par instants les yeux de lassitude, pendant qu'il achevait son bol à petits coups, les lèvres toutes blanches de lait.

      Saccard se jeta dans son fiacre, en donnant l'adresse de la rue Saint-Lazare. Une heure sonnait, c'était une journée perdue, il rentrait déjeuner, hors de lui. Ah! le sale juif! en voilà un, décidément, qu'il aurait eu du plaisir à casser d'un coup de dents, comme un chien casse un os! Certes, le manger, c'était un morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait? les plus grands empires s'étaient bien écroulés, il y a toujours une heure où les puissants succombent. Non, pas le manger, l'entamer d'abord, lui arracher des lambeaux de son milliard; ensuite, le manger, oui! pourquoi pas? les détruire, dans leur roi incontesté, ces juifs qui se croyaient les maîtres du festin! Et ces réflexions, cette colère qu'il emportait de chez Gundermann, soulevaient Saccard d'un furieux zèle, d'un besoin de négoce, de succès immédiat: il aurait voulu bâtir d'un geste sa maison de banque, la faire fonctionner, triompher, écraser les maisons rivales. Brusquement, le souvenir de Daigremont lui revint; et, sans discuter, d'un mouvement irrésistible, il se pencha, il cria au cocher de monter la rue La Rochefoucauld. S'il voulait voir Daigremont, il devait se hâter, quitte à déjeuner plus tard, car il savait que celui-ci sortait vers une heure. Sans doute, ce chrétien-là valait deux juifs, et il passait pour un ogre dévorateur des jeunes affaires qu'on mettait en garde chez lui. Mais, à cette minute, Saccard aurait traité avec Cartouche, pour la conquête, même à la condition de partager. Plus tard, on verrait bien, il serait le plus fort.

      Cependant, le fiacre, qui montait avec peine la rude côte de la rue, s'arrêta devant la haute porte monumentale d'un des derniers grands hôtels de ce quartier, qui en a compté de fort beaux. Le corps de bâtiments, au fond d'une vaste cour pavée, avait un air de royale grandeur; et le jardin qui le suivait, planté encore d'arbres centenaires, restait un véritable parc, isolé des rues populeuses. Tout Paris connaissait cet hôtel pour ses fêtes splendides, surtout pour l'admirable collection de tableaux, que pas un grand-duc en voyage ne manquait de visiter. Marié à une femme célèbre par sa beauté, comme ses tableaux, et qui remportait dans le monde de vifs succès de cantatrice, le maître du logis menait un train princier, était aussi glorieux de son écurie de course que de sa galerie, appartenait à un des grands clubs, affichait les femmes les plus coûteuses, avait loge à l'Opéra, chaise à l'hôtel Drouot et petit banc dans les lieux louches à la mode. Et toute cette large vie, ce luxe flambant dans une apothéose de caprice et d'art, était uniquement payé par la spéculation, une fortune sans cesse mouvante, qui semblait infinie comme la mer, mais qui en avait le flux et le reflux, des différences de deux et trois cent mille francs, à chaque liquidation de quinzaine.

      Lorsque Saccard eut gravi le majestueux perron, un valet l'annonça, lui fit traverser trois salons encombrés de merveilles, jusqu'à un petit fumoir, où Daigremont achevait un cigare, avant de sortir. Âgé déjà de quarante-cinq ans, celui-ci luttait contre l'embonpoint, de haute taille, très élégant avec sa coiffure soignée, ne portant que les moustaches et la barbiche, en fanatique des Tuileries. Il affectait une grande amabilité, d'une confiance absolue en soi, certain de vaincre.

      Tout de suite, il se précipita.

      «Ah! mon cher ami, que devenez-vous? Je pensais encore à vous, l'autre jour… Mais n'êtes-vous pas mon voisin.»

      Pourtant, il se calma, renonça à cette effusion qu'il gardait pour le troupeau, lorsque Saccard, jugeant les finesses de transition inutiles, aborda immédiatement le but de sa visite. Il dit sa grande affaire, expliqua qu'avant de créer la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions, il cherchait à former un syndicat d'amis, de banquiers, d'industriels, qui assurerait à l'avance le succès de l'émission, en s'engageant à prendre les quatre cinquièmes de cette émission, soit quarante mille actions au moins. Daigremont était devenu très sérieux, l'écoutait, le regardait, comme s'il l'eût fouillé jusqu'au fond de la cervelle, pour voir quel effort, quel travail utile à lui-même, il pourrait encore tirer de cet homme, qu'il avait connu si actif, si plein de merveilleuses qualités, dans sa fièvre brouillonne. D'abord, il hésita.

      «Non, non, je suis accablé, je ne veux rien entreprendre de nouveau.»

      Puis, tenté pourtant, il posa des questions, voulut connaître les projets que patronnerait la nouvelle maison de crédit, projets dont son interlocuteur avait la prudence de ne parler qu'avec la plus extrême réserve. Et, lorsqu'il connut la première affaire qu'on lancerait, cette idée de syndiquer toutes les compagnies de transports de la Méditerranée, sous la raison sociale de Compagnie générale des Paquebots réunis, il parut très frappé, il céda tout d'un coup.

      «Eh bien, je consens à en être. Seulement, c'est à une condition… Comment êtes-vous avec votre frère le ministre?»

      Saccard, surpris, eut la franchise de montrer son amertume.

      «Avec mon frère… Oh! il fait ses affaires, et je fais les miennes. Il n'a pas la corde très fraternelle, mon frère.

      – Alors, tant pis! déclara nettement Daigremont. Je ne veux être avec vous que si votre frère y est aussi… Vous entendez bien, je ne veux pas que vous soyez fâchés.»

      D'un geste colère d'impatience, Saccard protesta. Est-ce qu'on avait besoin de Rougon? est-ce que ce n'était pas aller chercher des chaînes, pour se lier pieds et mains? Mais, en même temps, une voix de sagesse, plus forte que son irritation, lui disait qu'il fallait au moins s'assurer de la neutralité du grand homme. Cependant, il refusait brutalement.

      «Non, non, il a toujours été trop cochon avec moi. Jamais je ne ferai le premier pas.

      – Écoutez, reprit Daigremont j'attends Huret à cinq heures, pour une commission dont il s'est chargé… Vous allez courir au Corps législatif, vous prendrez Huret dans un coin, vous lui conterez votre affaire, il en parlera tout de suite à Rougon, il saura ce que ce dernier en pense, et nous aurons la réponse ici, à cinq heures… Hein! rendez-vous à cinq heures?»

      La tête basse, Saccard réfléchissait.

      «Mon Dieu! si vous y tenez!

      – Oh! absolument! sans Rougon, rien; avec Rougon, tout ce que vous voudrez.

      – C'est bon, j'y vais.»

      Il partait, après une vigoureuse poignée de main, lorsque que l'autre le rappela.

      «Ah! dites donc, si vous sentez que les choses s'emmanchent, passez donc, en revenant, chez le marquis de Bohain et chez Sédille, faites-leur savoir que j'en suis et demandez-leur d'en être… Je veux qu'ils

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