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d'un faible sourire goguenard.

      «Ah! c'est vous, mon bon ami… Asseyez-vous donc un instant, si vous avez quelque chose à me dire. Je suis à vous tout à l'heure.»

      Ensuite, il affecta de l'oublier. Saccard, du reste, ne s'impatientait pas, intéressé par le défilé des remisiers, qui, les uns sur les talons des autres, entraient avec le même salut profond, tiraient de leur redingote correcte le même petit carton, leur cote portant les cours de la Bourse, qu'ils présentaient au banquier du même geste suppliant et respectueux. Il en passait dix, il en passait vingt. Le banquier, chaque fois, prenait la cote, y jetait un coup d'œil, puis la rendait; et rien n'égalait sa patience, si ce n'était son indifférence complète, sous cette grêle d'offres.

      Mais Massias se montra, avec son air gai et inquiet de bon chien battu. On le recevait si mal parfois, qu'il en aurait pleuré. Ce jour-là, sans doute il était à bout d'humilité, car il se permit une insistance inattendue.

      «Voyez donc, monsieur, le Mobilier est très bas… Combien faut-il que je vous en achète?»

      Gundermann, sans prendre la cote, leva ses yeux glauques sur ce jeune homme si familier. Et, rudement:

      «Dites donc, mon ami, croyez-vous que ça m'amuse de vous recevoir?

      – Mon Dieu! monsieur, reprit Massias devenu pâle, ça m'amuse encore moins de venir chaque matin pour rien, depuis trois mois.

      – Eh bien, ne revenez pas.»

      Le remisier salua et se retira, après avoir échangé, avec Saccard, le coup d'œil furieux et navré d'un garçon qui avait la brusque conscience qu'il ne ferait jamais fortune.

      Saccard se demandait, en effet, quel intérêt Gundermann pouvait avoir à recevoir tout ce monde. Évidemment, il avait une faculté d'isolement spéciale, il s'absorbait, il continuait de penser; sans compter qu'il devait y avoir là une discipline, une façon de procéder chaque matin à une revue du marché, dans laquelle il trouvait toujours un gain à faire, si minime fut-il. Très âprement, il rabattit quatre-vingts francs à un coulissier, qu'il avait chargé d'un ordre la veille, et qui le volait d'ailleurs. Puis, un marchand de curiosités arriva, avec une boite en or émaillé du dernier siècle, un objet refait en partie, dont le banquier flaira immédiatement le truquage. Ensuite, ce furent deux dames, une vieille à nez d'oiseau de nuit, une jeune, brune, très belle, qui avaient à lui montrer, chez elles, une commode Louis XV, qu'il refusa nettement d'aller voir. Il vint encore un bijoutier avec des rubis, deux inventeurs, des Anglais, des Allemands, des Italiens, toutes les langues, tous les sexes. Et le défilé des remisiers se poursuivait quand même, coupant les autres visites, s'éternisant, avec la reproduction du même geste, la présentation mécanique de la cote; pendant que le flot des employés, à mesure que l'heure de la Bourse approchait, traversait la pièce plus nombreux, apportant des dépêches, venant demander des signatures.

      Mais ce fut le comble au tapage un petit garçon de cinq ou six ans, à cheval sur un bâton, fit irruption dans le cabinet en jouant de la trompette; et, coup sur coup, il vint encore deux enfants, deux fillettes, l'une de trois ans, l'autre de huit, qui assiégèrent le fauteuil du grand-père, lui tirèrent les bras, se pendirent à son cou; ce qu'il laissa faire placidement, les baisant lui-même avec cette passion juive de la famille, de la lignée nombreuse qui fait la force et qu'on défend.

      Tout d'un coup, il parut se souvenir de Saccard.

      «Ah! mon bon ami, vous m'excuserez, vous voyez que je n'ai pas une minute à moi… Vous allez m'expliquer votre affaire.»

      Et il commençait à l'écouter, lorsqu'un employé qui avait introduit un grand monsieur blond, vint lui dire un nom à l'oreille, il se leva aussitôt, sans hâte pourtant, alla conférer avec le monsieur devant une autre des fenêtres, tandis qu'un de ses fils continuait à recevoir les remisiers et les coulissiers à sa place.

      Malgré sa sourde irritation, Saccard commençait à être envahi d'un respect. Il avait reconnu le monsieur blond, le représentant d'une des grandes puissances, plein de morgue aux Tuileries, ici la tête légèrement inclinée, souriant en solliciteur. D'autres fois, c'étaient de hauts administrateurs, des ministres de l'empereur eux-mêmes, qui étaient reçus ainsi debout dans cette pièce, publique comme une place, emplie d'un vacarme d'enfants. Et là s'affirmait la royauté universelle de cet homme qui avait des ambassadeurs à lui dans toutes les cours du monde, des consuls dans toutes les provinces, des agences dans toutes les villes et des vaisseaux sur toutes les mers. Il n'était point un spéculateur, un capitaine d'aventures, manœuvrant les millions des autres, rêvant, à l'exemple de Saccard, des combats héroïques où il vaincrait, où il gagnerait pour lui un colossal butin, grâce à l'aide de l'or mercenaire, engagé sous ses ordres; il était, comme il le disait avec bonhomie, un simple marchand d'argent, le plus habile, le plus zélé qui pût être. Seulement, pour asseoir sa puissance, il lui fallait bien dominer la Bourse; et c'était ainsi, à chaque liquidation, une nouvelle bataille, où la victoire lui restait infailliblement, par la vertu décisive des gros bataillons. Un instant, Saccard, qui le regardait, resta accablé sous cette pensée que tout cet argent qu'il faisait mouvoir était à lui, qu'il avait à lui, dans ses caves, sa marchandise inépuisable, dont il trafiquait en commerçant rusé et prudent, en maître absolu, obéi sur un coup d'œil, voulant tout entendre, tout voir, tout faire par lui-même. Un milliard à soi, ainsi manœuvré, est une force inexpugnable.

      «Nous n'aurons pas une minute, mon bon ami, revint dire Gundermann. Tenez! je vais déjeuner, passez donc avec moi dans la salle voisine. On nous laissera tranquilles peut-être.»

      C'était la petite salle à manger de l'hôtel celle du matin, où la famille ne se trouvait jamais au complet. Ce jour-là, ils n'étaient que dix-neuf à table, dont huit enfants. Le banquier occupait le milieu, et il n'avait devant lui qu'un bol de lait.

      Il resta un instant les yeux fermés, épuisé de fatigue, la face très pâle et contractée, car il souffrait du foie et des reins; puis, lorsqu'il eut, de ses mains tremblantes porté le bol à ses lèvres et bu une gorgée, il soupira:

      «Ah! je suis éreinté, aujourd'hui!

      – Pourquoi ne vous reposez-vous pas?» demanda Saccard.

      Gundermann tourna vers lui des yeux stupéfaits; et, naïvement:

      «Mais je ne peux pas!»

      En effet, on ne le laissait pas même boire son lait tranquille, car la réception des remisiers avait repris, le galop maintenant traversait la salle à manger, tandis que les personnes de la famille, les hommes, les femmes, habitués à cette bousculade, riaient, mangeaient fortement des viandes froides et des pâtisseries, et que les enfants excités par deux doigts de vin pur, menaient un vacarme assourdissant.

      Et Saccard, qui le regardait toujours, s'émerveillait de le voir avaler son lait à lentes gorgées, d'un tel effort, qu'il semblait ne devoir jamais atteindre le fond du bol. On l'avait mis au régime du lait, il ne pouvait même plus toucher à une viande, ni à un gâteau. Alors, à quoi bon un milliard? Jamais non plus les femmes ne l'avaient tenté: durant quarante ans, il était resté d'une fidélité stricte à la sienne, et, aujourd'hui, sa sagesse était forcée, irrévocablement définitive. Pourquoi donc se lever dès cinq heures, faire ce métier abominable, s'écraser de cette fatigue immense, mener une vie de galérien que pas un loqueteux n'aurait acceptée, la mémoire bourrée de chiffres, le crâne éclatant de tout un monde de préoccupations? Pourquoi cet or inutile ajouté à tant d'or, lorsqu'on ne peut acheter et manger dans la rue une livre de cerises, emmener à une guinguette au bord de l'eau la fille qui passe, jouir de tout ce qui se vend, de la paresse et de la liberté? Et Saccard, qui, dans ses terribles appétits, faisait cependant la part de l'amour désintéressé de l'argent, pour la puissance qu'il donne, se sentait pris d'une sorte de terreur sacrée, à voir se dresser cette figure, non plus de l'avarice classique qui thésaurise, mais de l'ouvrier impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse, qui continuait à édifier obstinément sa tour de millions, avec l'unique rêve de la léguer aux siens pour qu'ils la grandissent encore, jusqu'à ce qu'elle dominât la terre.

      Enfin, Gundermann se pencha, se fit expliquer à demi-voix

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