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L'Argent. Emile Zola
Читать онлайн.Название L'Argent
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Maintenant, Mme Caroline savait leur histoire. La comtesse de Beauvilliers avait beaucoup souffert de son mari, qui était un débauché, et dont elle ne s'était jamais plainte. Un soir, on le lui avait rapporté, à Vendôme, râlant, avec un coup de feu au travers du corps. On avait parlé d'un accident de chasse quelque balle envoyée par un garde jaloux, dont il devait avoir pris la femme ou la fille. Et le pis était que s'anéantissait avec lui cette fortune des Beauvilliers, autrefois colossale, assise sur des terres immenses, des domaines royaux, que la Révolution avait déjà trouvée amoindrie, et que son père et lui venaient d'achever. De ces vastes biens fonciers, une seule ferme demeurait, les Aublets, à quelques lieues de Vendôme, rapportant environ quinze mille francs de rente, l'unique ressource de la veuve et de ses deux enfants. L'hôtel de la rue de Grenelle était depuis longtemps vendu, celui de la rue Saint-Lazare mangeait la grosse part des quinze mille francs de la ferme, écrasé d'hypothèques, menacé d'être mis en vente à son tour, si l'on ne payait pas les intérêts; et il ne restait guère que six ou sept mille francs pour l'entretien de quatre personnes, ce train d'une noble famille qui ne voulait pas abdiquer. Il y avait déjà huit ans, lorsqu'elle était devenue veuve, avec un garçon de vingt ans et une fille de dix-sept, au milieu de l'écroulement de sa maison, la comtesse s'était raidie dans son orgueil nobiliaire, en se jurant qu'elle vivrait de pain plutôt que de déchoir. Dès lors, elle n'avait plus eu qu'une pensée, se tenir debout à son rang, marier sa fille à un homme d'égale noblesse, faire de son fils un soldat. Ferdinand lui avait causé d'abord de mortelles inquiétudes, à la suite de quelques folies de jeunesse, des dettes qu'il fallut payer; mais, averti de leur situation en un solennel entretien, il n'avait pas recommencé, cœur tendre au fond, simplement oisif et nul, écarté de tout emploi, sans place possible dans la société contemporaine. Maintenant, soldat du pape, il était toujours pour elle une cause d'angoisse secrète, car il manquait de santé, délicat sous son apparence fière, de sang épuisé et pauvre, ce qui lui rendait le climat de Rome dangereux. Quant au mariage d'Alice, il tardait tellement, que la triste mère en avait les yeux pleins de larmes, quand elle la regardait, vieillie déjà, se flétrissant à attendre. Avec son air d'insignifiance mélancolique, elle n'était point sotte, elle aspirait ardemment à la vie, à un homme qui l'aurait aimée, à du bonheur; mais, ne voulant pas désoler davantage la maison, elle feignait d'avoir renoncé à tout, plaisantant le mariage, disant qu'elle avait la vocation d'être vieille fille; et, la nuit, elle sanglotait dans son oreiller, elle croyait mourir de la douleur d'être seule. La comtesse, par ses miracles d'avarice, était pourtant arrivée à mettre de côté vingt mille francs, toute la dot d'Alice; elle avait également sauvé du naufrage quelques bijoux, un bracelet, des bagues, des boucles d'oreilles, qu'on pouvait estimer à une dizaine de mille francs; dot bien maigre, corbeille de noces dont elle n'osait même parler, à peine de quoi faire face aux dépenses immédiates, si l'épouseur attendu se présentait. Et, cependant, elle ne voulait pas désespérer, luttant quand même, n'abandonnant pas un des privilèges de sa naissance, toujours aussi haute et de fortune convenable, incapable de sortir à pied et de retrancher un entre-mets un soir de réception, mais rognant sur sa vie cachée, se condamnant à des semaines de pommes de terre sans beurre, pour ajouter cinquante francs à la dot éternellement insuffisante de sa fille. C'était un douloureux et puéril héroïsme quotidien, tandis que, chaque jour, la maison croulait un peu plus sur leurs têtes.
Cependant, jusque-là, Mme Caroline n'avait point eu l'occasion de parler à la comtesse et à sa fille. Elle finissait par connaître les détails les plus intimes de leur vie, ceux qu'elles croyaient cacher au monde entier, et il n'y avait eu encore entre elles que des échanges de regards, ces regards qui se tournent dans une brusque sensation de sympathie, derrière soi. La princesse d'Orviedo devait les rapprocher. Elle avait eu l'idée de créer, pour son Œuvre du Travail, une sorte de commission de surveillance, composée de dix dames, qui se réunissaient deux fois par mois, visitaient l'Œuvre en détail, contrôlaient tous les services. Comme elle s'était réservé de choisir elle-même ces dames, elle avait désigné, parmi les premières, Mme de Beauvilliers, une de ses grandes amies d'autrefois, devenue simplement sa voisine, aujourd'hui qu'elle s'était retirée du monde. Et il était arrivé que, la commission de surveillance ayant brusquement perdu son secrétaire, Saccard, qui gardait la haute main sur l'administration de l'établissement, venait d'avoir l'idée de recommander Mme Caroline, comme un secrétaire modèle, qu'on ne trouverait nulle part: en effet, la besogne était assez pénible, il y avait beaucoup d'écritures, même des soins matériels qui répugnaient un peu à ces dames; et, dès le début, Mme Caroline s'était révélée une hospitalière admirable, que sa maternité inassouvie, son amour désespéré des enfants, enflammait d'une tendresse active pour tous ces pauvres êtres, qu'on tâchait de sauver du ruisseau parisien. Donc, à la dernière séance de la commission, elle s'était rencontrée avec la comtesse de Beauvilliers; mais celle-ci ne lui avait adressé qu'un salut un peu froid, cachant sa secrète gêne, ayant sans doute la sensation qu'elle avait en elle un témoin de sa misère. Toutes deux, maintenant, se saluaient, chaque fois que leurs yeux se rencontraient et qu'il y aurait eu une trop grosse impolitesse à feindre de ne pas se reconnaître.
Un jour, dans le grand cabinet, pendant qu'Hamelin rectifiait un plan d'après de nouveaux calculs, et que Saccard, debout, suivait son travail, Mme Caroline, devant la fenêtre, comme à son habitude, regardait la comtesse et sa fille faire leur tour de jardin. Ce matin-là, elle leur voyait, aux pieds, des savates qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées contre une borne.
«Ah! les pauvres femmes! murmura-t-elle, que cela doit être terrible, cette comédie du luxe qu'elles se croient forcées de jouer.»
Et elle se reculait, se cachait derrière le rideau de vitrage, de peur que la mère ne l'aperçût et ne souffrit davantage d'être ainsi guettée. Elle-même s'était apaisée, depuis trois semaines qu'elle s'oubliait, chaque matin, à cette fenêtre: le grand chagrin de son abandon s'endormait, il semblait que la vue du désastre des autres lui fit accepter plus courageusement le sien, cet écroulement qu'elle avait cru être celui de toute sa vie. De nouveau, elle se surprenait à rire.
Un instant encore, elle suivit les deux femmes dans le jardin vert de mousse, d'un air de profonde songerie. Puis, se retournant vers Saccard, vivement:
«Dites-moi donc pourquoi je ne peux pas être triste… Non, ça ne dure pas, ça n'a jamais duré, je ne peux pas être triste, quoi qu'il m'arrive… Est-ce de l'égoïsme? Vraiment, je ne crois pas. Ce serait trop vilain, et d'ailleurs j'ai beau être gaie, j'ai le cœur fendu tout de même au spectacle de la moindre douleur. Arrangez cela, je suis gaie et je pleurerais sur tous les malheurs qui passent, si je ne me retenais, comprenant que le moindre morceau de pain ferait bien mieux leur affaire que mes larmes inutiles.»
En disant cela, elle riait de son beau rire de bravoure, en vaillante qui préférait l'action aux apitoiements bavards.
«Dieu sait pourtant, continua-t-elle, si j'ai eu