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mon âge, et j'entendais dire sur mon passage: «La tendresse aveugle de mademoiselle de Maran pour sa nièce va jusqu'à la folie.»

      Je finissais par croire à cet attachement. En effet, on disait partout que ma tante m'idolâtrait, et qu'il faudrait s'en prendre à sa faiblesse et à son aveuglement si un jour j'étais mal élevée.

      A cette heure encore, bien des gens sont persuadés que mademoiselle de Maran m'a toujours tendrement… trop tendrement aimée.

      Il n'y a rien de plus aimant, mais il n'y a aussi rien de plus cruellement égoïste que les enfants.

      Je me faisais un jeu barbare de combler ma nouvelle femme de chambre de marques de confiance en présence de Blondeau pour faire enrager celle-ci, ainsi que disent les petites filles.

      La malheureuse femme, éclairée par son bon sens, et non pas irritée par une basse envie, souffrait horriblement de se voir ainsi oubliée, méconnue par moi, elle qui m'aimait si sincèrement.

      Bientôt mon ingratitude n'eut plus de bornes.

      A mesure que mon intelligence se développait, mademoiselle de Maran m'inspirait, sinon plus d'attachement, du moins plus de curiosité. Mon esprit commençait à comprendre ses railleries, à s'en amuser; elle se moquait de Blondeau, de sa rigidité, de ses remontrances sur ma coquetterie naissante, et je riais beaucoup. Elle raillait son ignorance, l'expression de son langage, et je riais encore.

      Peu à peu, à l'oubli de cette affection si sainte, si dévouée, se joignit presque le mépris; car ma tante me fit rougir de l'espèce de familiarité dans laquelle je vivais avec une femme de cette espèce.

      Sans doute j'eus tort, bien tort; mais j'avais huit ans à peine, et une femme d'un esprit réellement très-supérieur en abusait pour me jeter dans une voie funeste.

      Je ne suivis que trop ses conseils; je témoignai tant de froideur à ma gouvernante, que la malheureuse femme tomba malade de chagrin, après avoir fait tout pour réveiller en moi mon attachement d'autrefois.

      Lorsque je la vis pâle, changée, je compris toute l'étendue de ma faute! je pleurai, je ne voulus plus la quitter; ma tante, s'apercevant de mon affliction, me persuada que la maladie de Blondeau était un jeu, une feinte. Cette odieuse interprétation donnait une excuse à mon ingratitude, j'y ajoutai foi.

      Je n'oublierai jamais le douloureux étonnement qui se peignit sur les traits de ma gouvernante lorsqu'elle me vit revenir auprès d'elle, souriante, légère et moqueuse. Elle leva au ciel ses mains amaigries, et s'écria en pleurant:

      – Mon Dieu! elle qui avait le cœur de sa mère!.. ils l'ont perdue… perdue…

      De ce jour, la malheureuse femme devint encore plus sombre, plus taciturne. Quoique sa faiblesse fût grande, elle voulut se lever… Distraite, absorbée, elle semblait préoccupée d'une idée fixe. Nos gens la prenaient presque pour leur jouet. Elle, autrefois si impatiente, semblait tout souffrir avec résignation ou plutôt avec indifférence. Elle me parlait à peine.

      Je me souviens qu'une nuit, en m'éveillant, je la trouvai la tête penchée sur mon chevet, les yeux baignés de larmes, et me regardant avec une angoisse indéfinissable.

      J'eus peur, je feignis de me rendormir. Le lendemain, je dis tout à ma tante. Elle me répondit que c'était une plaisanterie de Blondeau, qui voulait m'effrayer. Je crus mademoiselle de Maran, et je gardai rancune à ma gouvernante.

      Le jour de l'an arriva; la veille, ma tante m'avait dit, en me parlant des étrennes de Blondeau: «Au lieu de lui donner quelque robe ou quelque bijou, il faudra lui donner de l'argent: Ces gens-là aiment mieux l'argent que tout;» et elle me remit cinq louis pour elle.

      Les années précédentes, jamais ma tante ne m'avait rien donné pour ma gouvernante; comme j'aimais alors tendrement celle-ci, et que je tenais à lui offrir quelque chose, chaque année je faisais des prodiges de dissimulation et d'adresse pour parvenir à écrire à son insu quelques lignes d'une tendresse naïve, et pour lui broder de mon mieux quelque petit morceau de tapisserie.

      Il est impossible de se figurer la joie, le ravissement de madame Blondeau, lorsque la veille du nouvel an, me jetant à son cou, après ma prière du soir, je lui apportais cette offrande.

      Maintenant que j'y songe, il me semble qu'il y avait quelque chose de touchant, de religieux, dans cette marque de mon affection, pauvre orpheline, abandonnée, rebutée, qui, ne possédant rien, recourais à mon travail enfantin pour acquitter la dette de mon cœur.

      Malgré l'infériorité de sa condition, ma gouvernante avait trop d'âme pour ne pas être touchée jusqu'aux larmes de cette preuve de mon attachement, que personne au monde ne m'avait conseillée.

      Qu'on se figure donc sa douleur, lorsque le jour dont je parle, la veille du premier de l'an, je lui glissai, d'un air gai et riant, mes cinq louis dans la main.

      Elle s'attendait à sa surprise ordinaire. Comme je commençais à dessiner passablement, elle avait même osé espérer quelque preuve de mon nouveau talent. Malgré mon ingratitude apparente, elle n'avait pas un instant cru possible que j'eusse oublié si complétement les traditions délicates de mon enfance. Aussi, me regardant avec autant de tristesse que d'inquiétude, elle me rendit l'or.

      – Vous vous trompez, Mathilde, ceci est pour Julie. Pour moi… pour moi… n'est-ce pas, vous avez autre chose?

      Et sa voix tremblait, et elle me regardait d'un air inquiet, alarmé.

      – Mais… non, je n'ai rien autre chose à te donner, – lui dis-je.

      – Pourtant… les autres années… – et elle tâchait de cacher ses larmes, – les autres années… vous savez bien… le soir… après votre prière… vous me donniez…

      – Ah! oui, je sais ce que tu veux dire; mais maintenant, vois-tu, je n'ai plus le temps, il faut que j'étudie… Et puis d'ailleurs, vous autres, vous aimez mieux l'argent que tout.

      Puis, sans l'embrasser, sans lui donner la moindre marque d'affection, je lui remis l'argent dans la main, et je sortis en sautant pour aller admirer une magnifique palatine d'hermine dont mademoiselle de Maran me faisait présent.

      En quittant ma gouvernante, j'entendis un gémissement douloureux et le bruit des pièces d'or qui tombèrent de sa main sur le parquet.

      Dans mon impitoyable indifférence, dans ma hâte d'aller contempler le cadeau de ma tante, je ne m'arrêtai pas un moment, je ne retournai pas la tête.

      Hélas! quoique jeune encore, j'ai beaucoup souffert, j'ai versé des larmes bien amères! mais Dieu sait que, dans le plus violent paroxysme du désespoir, je me suis souvent écriée: – Je dois tout supporter sans me plaindre! car j'ai causé à la meilleure des créatures le plus affreux chagrin que le cœur humain puisse éprouver.

      Le soir de ce jour-là, malgré mon indifférence, j'étais assez honteuse en songeant à Blondeau; je m'attendis à des reproches; je trouvai, au contraire, ma gouvernante plus tendre que d'habitude; seulement elle était très-pâle, très-affectée. Je lui trouvai dans le regard quelque chose d'extraordinaire.

      Elle me coucha et m'embrassa à plusieurs reprises avec effusion; je sentis ses larmes couler sur mes joues. Mon naturel reprit le dessus; je me jetai à son cou en lui demandant pardon de l'avoir affligée.

      – Vous accuser… vous… mon enfant… jamais, – disait-elle en pleurant, en baisant mes cheveux et mes mains. – Jamais, pauvre petite! Tant qu'on vous a laissée être bonne et délicate, vous avez été, en tout, le portrait de votre mère… Mais ne parlons plus de cela, ma chère enfant. Allons, faites votre prière du soir. Priez aussi pour votre vieille bonne. Elle vous aime bien; elle a besoin que vous priiez pour elle. Les prières des enfants sont comme celles des anges: le bon Dieu les aime et les exauce.

      Lorsque j'eus prié, elle me baisa tendrement au front, et me dit: – Maintenant, mon enfant… bonsoir… bonsoir.

      Je remarquai qu'elle tremblait, que ses mains étaient brûlantes, et qu'elle était pourtant d'une grande pâleur.

      Je m'endormis. Je ne

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