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autant qu'elle pouvait aimer. Sa conduite envers ma mère lui avait été dictée par une jalousie d'affection poussée jusqu'à la haine.

      Mademoiselle de Maran regretta profondément mon père, ses larmes furent amères, son désespoir concentré, mais violent. Son caractère devint encore plus atrabilaire, son esprit plus incisif, sa méchanceté plus impitoyable.

      Je ressemblais trait pour trait à ma mère. Oubliant que j'étais l'enfant de son frère bien-aimé, ma tante ne voyait en moi que la fille d'une femme qu'elle avait abhorrée; je devais aussi hériter de son aversion pour ma mère.

      Pendant mon enfance, mademoiselle de Maran fut presque continuellement pour moi un sujet d'effroi; son visage long, maigre, bistre, ses traits fortement caractérisés, paraissaient encore plus durs à cause d'un tour de faux cheveux noirs qui cachaient à demi son front aplati comme celui d'une couleuvre. Elle avait des sourcils gris très-épais, les yeux bruns, petits et perçants.

      Elle portait en toute saison une robe de soie carmélite et un chapeau de même couleur et de même étoffe, dont elle se coiffait toujours, même le matin dans son lit, où elle avait coutume de déjeuner, d'écrire ou de lire, enveloppée d'un manteau de lit, aussi de soie carmélite, ainsi qu'on en portait avant la révolution.

      Lorsque chaque jour il s'agissait d'entrer chez ma tante, j'étais saisie d'un tremblement involontaire; les pleurs me suffoquaient.

      Pour me décider à me rendre auprès de mademoiselle de Maran, il fallait toute la tendresse de ma pauvre Blondeau. Elle m'avait avertie que si je continuais à montrer cette frayeur, elle serait forcée de me quitter. A cette menace, je surmontais mes craintes, j'étouffais mes pleurs, je serrais la main de Blondeau dans mes petites mains, et nous partions pour ces redoutables entrevues.

      Il fallait traverser un premier salon où se tenait habituellement le maître d'hôtel de ma tante, appelé Servien.

      Cet homme partageait avec le chien-loup de mademoiselle de Maran, appelé Félix, mon insurmontable aversion. Servien avait presque la moitié du visage envahie par une abominable tache de vin, une bouche énorme, de grandes mains velues. Il me faisait l'effet d'un ogre véritable.

      Enfin, la porte de la chambre à coucher de mademoiselle de Maran s'ouvrait, je me cramponnais à la robe de Blondeau, et je m'approchais en tremblant du lit de ma tante.

      Ma terreur n'était pas sans cause, car Félix, petit chien-loup blanc, à oreilles pointues, sortait aussitôt de dessous la courte-pointe, et me montrait en grondant deux rangées de dents aiguës.

      Plusieurs fois il m'avait mordue jusqu'au sang. Pour toute réprimande, ma tante lui avait dit d'une voix doucement grondeuse, et en me jetant un coup d'œil irrité: – Eh bien! eh bien! petit fou; voulez-vous bien laisser cette enfant! Vous voyez bien qu'elle ne veut pas jouer avec vous.

      Mademoiselle de Maran était fort instruite, et se tenait très au courant des affaires politiques. Je la trouvais, selon son habitude, dans son lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, lisant ses journaux ou quelque grand in-folio soutenu par un pupitre. Elle m'accueillait toujours avec une réprimande ou un sarcasme.

      Ces scènes se sont tellement renouvelées, elles m'ont laissé une impression si profonde, qu'elles me sont encore présentes dans leurs moindres détails. J'y insiste, parce que la crainte incessante dont j'étais dominée pendant mon enfonce a eu sur le reste de ma vie une puissante influence.

      Je vois encore la chambre de mademoiselle de Maran.

      Au fond de son alcôve, drapée de damas rouge sombre, était un grand christ d'ivoire, surmonté d'une tête de mort aussi en ivoire, le tout se détachant sur un encadrement de velours noir.

      Cette pieta n'était qu'une apparence, qu'une sorte de manifestation toute de convenance, je crois, car je ne me souviens pas d'avoir vu ma tante aller à la messe.

      Presque tous les carreaux des fenêtres étaient couverts de fragments de vitraux coloriés. Il y avait surtout une Décollation de saint Jean-Baptiste qui m'a bien longtemps poursuivie dans mes rêves enfantins.

      Sur le marbre du secrétaire de laque rouge, on voyait dans deux cages de verre le père et l'arrière-grand-père de Félix supérieurement empaillés.

      L'air méchant et prêts à mordre, ces espèces de fantômes immobiles, avec leurs yeux d'émail brillant, me causaient peut-être encore plus d'effroi que leur rejeton.

      Il y avait pour moi quelque chose de surnaturel dans la vue de ces animaux sous verre, qui ne bougeaient pas, qui ne mangeaient pas, et qui me montraient toujours leurs dents.

      Plusieurs vieux portraits se détachaient sur la boiserie grise: l'un représentait ma grand'tante, anciennement abbesse des Ursulines de Blois, figure froide, sévère, et pâle comme le bandeau de toile blanche qui ceignait son front et ses joues.

      Les autres portraits me frappaient moins. C'étaient plusieurs de nos parents en costume de cour ou de guerre, appartenant aux siècles passés.

      Enfin la cheminée était ornée de deux hideuses chimères vertes en porcelaine de Chine. Ces monstres étaient toujours en mouvement au moyen d'un balancier caché, qui faisait en outre remuer leurs yeux rouges d'une manière effrayante.

      Que l'on se figure une pauvre enfant de cinq ou six ans au milieu de ces mystérieux prodiges, et l'on concevra mon épouvante.

      Mais, hélas! ce n'était que le prélude de bien d'autres tourments. Il s'agissait, malgré les abois et les dents de Félix, de m'asseoir sur le lit de ma tante et de me laisser embrasser par elle.

      Mademoiselle de Maran prenait du tabac en profusion, et l'odeur du tabac m'était insupportable. Pourtant, malgré la peur et la répugnance que m'inspirait ma tante, je me sentais touchée des marques d'affection qu'elle voulait me donner. Je faisais des efforts inouïs pour surmonter mon effroi, et souvent je ne pouvais y parvenir.

      J'ai su plus tard (et la conduite de mademoiselle de Maran ne m'a que trop prouvé son aversion) que ce n'était pas par tendresse, mais pour s'amuser de ma frayeur qu'elle me faisait subir son baiser de chaque matin.

      Une scène entre autres m'a laissé un souvenir ineffaçable. Elle fera juger du caractère de ma tante.

      Un jour on m'amena auprès d'elle.

      Était-ce pressentiment, hasard? Jamais elle ne m'avait paru plus méchante… Je n'osais en approcher. Je baissais tellement la tête, que les longues boucles de mes cheveux me tombaient sur le visage.

      Enfin Blondeau me mit sur le lit de mademoiselle de Maran.

      Celle-ci me prit rudement par le bras, en s'écriant avec aigreur:

      – Mon Dieu! que cette petite a l'air stupide avec ses grands yeux hébétés et ses cheveux qui lui tombent sur le front! Allons, allons, il faut lui couper ces cheveux-là, tout en rond, comme ceux d'un garçon.

      Madame Blondeau, qui depuis m'a raconté tous ces détails, joignit les mains et s'écria:

      – Sainte Vierge! mademoiselle! ce serait un meurtre de couper les beaux cheveux blonds de Mathilde! ils lui descendent jusqu'aux pieds.

      – Eh bien! justement, c'est pour qu'elle ne marche pas dessus.. Finissons… des ciseaux.

      – Ah! mademoiselle! – s'écria Blondeau les larmes aux yeux, – je vous en supplie, ne faites pas cela… Que mademoiselle me permette de lui dire… ce serait presque une impiété… un sacrilége.

      – Qu'est-ce que c'est?.. qu'est-ce que c'est? – demanda ma tante de sa voix impérieuse et perçante, qui faisait tout trembler autour d'elle.

      – Oui, mademoiselle, – répondit ma gouvernante d'une voix émue, – madame la marquise… m'a recommandé de ne jamais couper les cheveux de sa fille. On ne les lui avait jamais coupés à elle-même… Pauvre madame… Elle les avait si beaux!.. C'est pour cela qu'elle m'a fait cette recommandation avant… avant de mourir… – dit l'excellente femme, et elle se mit à fondre en larmes.

      – Vous êtes une

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