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achever; anéantir c'était perfectionner. La Bastille détruite était donc une statue élevée. Dans les ères de révolution, l'œuvre de destruction est aussi une œuvre impérissable qui a ses noms d'artistes signés au bas. Au bas de notre statue nous écrivîmes: Peuple – Paris, 14 juillet.

      »La pierre qui s'élève ou qui tombe, remarquez-le bien, c'est plus qu'une vengeance, et qu'une simple fondation commémorative: une phase de civilisation commence ou finit. C'est le bouleversement de la propriété; de la propriété du pouvoir ou de la propriété du sol. Laissez entre chaque borne des champs l'espace de cinq lieues, vous aurez tout de suite la féodalité; ne mettez entre chacune de ces bornes que la distance d'une lieue, apparaissent les majorats, la monarchie; rapprochez les bornes, ne comptez entre elles que l'intervalle de vingt pas, et vous avez l'industrie, la propriété divisée à l'infini, la république. La Bastille était la plus haute borne féodale. Elle abattue, les autres bornes furent poussées dans le fossé. L'arbre de la liberté fut planté à la place: image juste: la propriété recommençait par son attribut naturel: l'arbre!

      »Quand les emblèmes tombent, les réalités qu'ils cachent ne restent guère debout. La Bastille, cet emblème, croule; et, à dix-sept jours de distance seulement et dans le court espace d'une nuit, on proclame sur ses ruines la liberté du serf, l'abolition des juridictions seigneuriales, la répartition égale des impôts, l'admission de tout le monde à tous les emplois, la destruction de tous les priviléges. Chose étrange! Tout le monde prêta ses deux mains à cette œuvre d'une nuit. On eût dit que ces hommes de la nation se hâtaient de peur que la lune ne vînt à se coucher; on eût dit encore que la lueur des flambeaux avait fasciné ceux qu'ils éclairaient. Pâles, fatigués, les bras nus, le front en sueur, ils brisèrent la féodalité avec la monarchie; la hache passait de main en main. Dieu employa sept jours à faire le monde: il suffit aux États-Généraux d'une nuit à Versailles pour le rendre libre. Dans cette mémorable nuit, chacun sacrifia aux yeux de tous, et jeta, au centre de cette salle où bouillonnaient tant d'idées, ses titres, ses aïeux, ses priviléges de dix siècles; on y précipita tout: le passé pour l'anéantir, le présent pour qu'il renaquît. Nuit de Versailles! nuit sublime! Le serf de dix-huit siècles tombant dans les bras, sur la poitrine d'un comte de Lally-Tollendal, et l'appelant: «Mon frère!» nuit qui enveloppa le chaos d'où un monde allait jaillir! On ne s'arrêta pas: l'œuvre marchait toujours pendant que le roi se livrait au sommeil dans son palais, et on l'enfanta debout; ainsi les femmes fortes accouchent. On manqua d'un tabouret pour faire asseoir le président. Dans ce chaudron sombre au fond duquel disparurent les membres dépecés de la vieille monarchie, personne n'hésita à remuer: prêtres avec la mitre, nobles avec l'épée, peuple avec le bâton. Ils travaillèrent ensemble et du même cœur, sans craindre de voir sortir de cette fusion quelque monstre portant tête de peuple et griffe d'hyène. Ils n'oublièrent qu'une seule chose: c'est qu'en abolissant la noblesse, ils avaient de fait aboli le roi; qu'en supprimant le privilége, on supprimait la royauté; et qu'en admettant tout le monde aux emplois, le peuple était l'égal du souverain ou bien le roi était du peuple. La nuit de Versailles fut la seconde œuvre de la révolution, autre chef-d'œuvre de négation comme la prise de la Bastille. On avait détruit d'abord la loi de pierre, on venait d'anéantir la loi écrite, il ne restait plus que la loi de chair.

      »L'exemple de Versailles ne fut pas perdu pour la province. Les châteaux tombèrent, les titres furent brûlés; une poussière féodale s'éleva sur toute la France.

      »Le château de notre canton resta debout. Vingt hommes de cœur ne se trouvèrent pas pour le renverser.

      »Voulant enfin connaître au juste le nombre d'opinions que ralliait à ses principes dans notre bourg l'Assemblée constituante, je battis la caisse, et, au milieu du marché, je lus à haute voix la déclaration des droits de l'homme. Un seul paysan et un jeune marquis s'avancèrent pour m'écouter. Ensuite nous nous embrassâmes tous trois, comme Bailly, Lafayette et Grégoire; nous nous déclarâmes libres, le paysan refusa vingt sous de dîme au curé, deux heures de corvée au seigneur, et tua un pigeon dans la forêt. La révolution était accomplie chez nous. Quand le seigneur manda le paysan à son château, j'y parus moi-même et j'y lus la sanction royale donnée à la constitution. Je demandai ensuite l'arbre généalogique de la maison, et le jetai au feu.

      »A quelques jours de là, j'instituai un club que je présidai: deux auditeurs y parurent, le marquis et le paysan.

      »Le paysan nourrissait dans son âme la colère d'un peuple entier. Il avait six enfants nés de sa misère; géants de fer qui luttaient avec les ours, et dont la tête avait appris à s'abaisser sous le regard d'un enfant de leur maître. Quand je lui expliquai ses droits, il sembla les recouvrer, tant son instinct courut au-devant de la solution qu'il avait souvent pressentie sans la saisir. Dès cet instant, il comprit qu'il ne devait mettre sa force qu'au service de son intelligence, sa volonté qu'au pied de son libre arbitre, et que le droit naturel étant cela, l'acte politique qui le voilait était une tyrannie. Il rompit avec le passé dont il lava la souillure en se promettant plus d'une vengeance expiatoire. Il me détailla ses récriminations; il me fit l'histoire de sa famille: je crus encore entendre celle du peuple. Tout y était: la perpétuité de l'esclavage, de la misère, du travail, de la faim et de la honte: l'ignorance aggravait encore son abaissement. C'est une justice à rendre à la Providence: elle ne souffre l'esclavage qu'après l'abrutissement. Si elle consent à l'inégalité parmi les hommes, ce n'est qu'au prix de leur stupidité. Là où éclate la pensée, il y a vertu, courage, dignité. Dieu n'a toutes les libertés que parce qu'il a toutes les pensées; il n'est souverainement bon que parce qu'il est souverainement intelligent.

      »J'avais rendu ce paysan mon égal et celui du jeune marquis; il comprit que je méritais d'être le sien. Nous réglâmes un bien qui était à nous trois. Ce jour fut notre fête de la fédération.

      »Le marquis, que je désigne ici simplement par son titre, parce que sa famille vit encore, et parce que les délations n'ont qu'un temps, apportait avec nous, contre la monarchie, moins de raisons que de principes. L'exemple des Condorcet et des Montmorency l'avait entraîné. Il puisait ses griefs à une autre source que la nôtre. En apparence il sacrifiait plus que nous, mais il exigeait moins. En se constituant en révolte ouverte vis-à-vis de la royauté, il s'annulait: nous, au contraire, nous acquérions. Il était naturel qu'il s'arrêtât, une fois l'inégalité abolie, nous ne devions nous arrêter qu'après avoir constitué l'égalité. Homme de théorie, il agissait en vertu du principe généreux, mais vague, de la morale universelle, tandis que nous, nous travaillions pour nous-mêmes. Il réformait, nous détruisions. C'était un philosophe, nous des hommes. Il continuait Rousseau; nous, Rienzi.

      »Les événements me confirmèrent bientôt que notre bourg était un nid de partisans de l'ancien régime. A l'époque où l'on parlait déjà du départ du roi pour Metz, quelques jours après la scandaleuse fête donnée à Versailles aux gardes-du-corps, je vis arriver et passer aux frontières des officiers de la maison du roi, mêlés à une foule d'hommes défiants qui entraient et sortaient pendant la nuit. Je crois vous l'avoir dit: par sa situation, notre bourg était admirablement placé pour favoriser l'évasion de la cour sur le territoire ennemi. Je proposai d'organiser la garde nationale. L'idée fut réalisée avec mépris, surtout par les gens du château, qui, par moquerie, me nommèrent le chef de cette milice. Si tous les habitants s'y enrôlèrent, il ne me fut pas difficile néanmoins de voir que pas un n'apportait sous les armes des dispositions patriotiques. J'avais armé des ennemis.

      »J'acceptai le commandement qu'on m'avait donné par dérision, et je le partageai avec le marquis, le paysan et ses six enfants. En réalité, nous neuf seulement représentions l'effectif de cette singulière milice. Je m'arrangeai de manière, dans ma répartition des postes commis à la garde du bourg, que mon paysan et trois de ses fils feraient toujours partie de celui de la ville, tandis que ses trois fils, moi et le marquis veillerions à ceux des frontières, distantes d'une lieue, d'une demi-heure de marche.

      »Cette mesure contint l'explosion d'une défection ouverte; elle força la trahison à s'observer. Neuf hommes déterminés en surveillaient deux cents: mais qui a jamais calculé la puissance d'une autorité soutenue par l'opinion; quelle est la ville qui n'est pas cent fois plus forte que sa garnison; quelle

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