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d'exigence. – On lui en avait offert une fois dix-neuf mille francs: il avait refusé. Quand nous nous présentâmes, Maurice et moi, chez ce terrible fermier, le malheur voulut qu'il nous reconnût pour ses voisins, les propriétaires du bois. Sous son enveloppe grossière, il devina qu'il y avait à fonder une bonne spéculation sur nous, et qu'il dépendait de lui de nous mettre absolument dans la position où nous avions relégué M. de la Haye, le seigneur du château; car il fallait traverser sa propriété pour aller au bord de l'Oise. A la rigueur, il nous aurait interdit l'eau, de même que nous avions supprimé à M. le marquis la chasse dans le bois. Pour visiter son terrain, nous avions la rivière à traverser; nous nous embarquâmes dans un batelet. Tout en coupant le fil de l'Oise, je m'avisai de prendre machinalement une pièce d'or dans ma poche, et de la lancer au loin.

      – Une pièce d'or dans le fleuve, Victor?

      – Oui, ma sœur, et cela aussi froidement que je vous l'atteste; par exemple, je ne négligeai aucun prestige d'optique pour faire luire aux yeux du fermier l'étrange caillou qui servait à mon passe-temps. A la vue de cette pièce d'or disparue, il fut sur le point de se précipiter tout habillé dans le fleuve pour aller la chercher au fond de l'eau, où il serait peut-être resté avec elle. Maurice le retint, en l'assurant que j'avais contracté cette habitude luxueuse de jouer aux ricochets par suite de la grande quantité d'or dont je disposais depuis ma jeunesse, et un peu par mépris philosophique pour ce métal. Maurice, dont j'avais eu beaucoup de peine à me créer un compère, m'accusait tout bas de folie.

      – Vous demandez vingt mille francs de votre terre, voisin?

      Et je fis voler un double napoléon à vingt brasses du bateau.

      L'envie et les regrets du fermier ne se disent pas.

      – Vingt mille francs! vous vous trompez, mon brave homme: votre terrain, ancien bien national, en vaut cinquante mille comme un rouge liard.

      De nouveau un double napoléon partit au loin avec une portion de l'âme du fermier.

      Ancien bien national! s'écria le fermier; que dites-vous là?

      – Oui! un ancien bien national, et vous savez que le congrès de Vienne est terrible sur ce point-là.

      – Bien national! bien national!

      – Passons, mon brave, ne nous arrêtons pas à cette considération qui ôte à votre terrain les cinq sixièmes de son prix. Mais croyez-en un homme tel que moi, qui se moque de l'argent comme des petits cailloux, les propriétés ont énormément perdu depuis le changement de dynastie: un quart de la France a émigré, l'autre quart pour l'imiter n'attend qu'une circonstance. Des gens qui ont toujours le pied dans l'étrier n'ont guère, vous l'avouerez, notre voisin, l'amour de la résidence. Tout ce qu'ils possèdent est en billets de banque sur l'étranger: leurs propriétés sont vendues ou à vendre; Dieu sait à quel prix! L'or, mon brave homme, voilà la véritable propriété à cette heure: l'or est sans prix.

      J'en jetai une poignée en l'éparpillant sur l'eau.

      – Ne faites pas attention, dis-je au fermier qui bondissait à sa place.

      Mais la propriété en nature, telle que la vôtre, c'est de la terre, de la boue: on ne l'entraîne pas avec soi. Qui est-ce qui en veut aujourd'hui? personne: des fous, moi. J'achèterais votre propriété, savez-vous pourquoi? parce que je suis amoureux de ce site, des petits poissons rouges des étangs, de la vue de la forêt que mon ami, monsieur, a acquise pour l'abattre et la convertir aussi en or. Dans cet état de désolation politique, qui durera plus ou moins, un jaune louis vaut mieux qu'un arpent de bois. Tenez! à franchement parler, le cœur sur la main:

      J'avais dix napoléons dans la main que je secouai hors du bateau.

      – Huit mille francs pour votre propriété, c'est bien payé: acceptez.

      – Huit mille francs! et on m'en a proposé dans le temps dix-neuf mille! Et les os de mes pauvres parents!..

      – A vos parents, – je m'inclinai, – nous élèverons un tombeau, ayant soin de ne pas percer un puits artésien au centre de leurs mânes. Quant aux dix-neuf mille francs proposés, j'y crois sans peine: votre propriété en vaut cinquante mille – le bel effort! et puis comment vous auraient-ils été payés ces dix-neuf mille francs fabuleux? On connaît les rubriques de ces acheteurs si faciles: des billets à termes, des termes sans fin, des fins de non-recevoir. Huit mille francs, c'est peu sans doute, relativement à la beauté du terrain, mais c'est sûr; mais les Cosaques, les Cosaques! les comptez-vous pour rien? Après tout, je tiens peu à vous convaincre, – les opinions sont sacrées, – et surtout à vous forcer la main: nous n'en serons pas moins bons voisins, bons amis. Hein? Nous en serons pour avoir fait ensemble une délicieuse promenade sur l'eau. Me retournant ensuite du côté de votre mari: – Ai-je été adroit aujourd'hui, Maurice! sur deux mille francs en or de ricochets, pas une pièce de vingt francs qui ait gauchi: elles sont toutes allées à l'eau comme des hirondelles.

      Le fermier me prit la main et me dit:

      – Avec un homme comme vous, il n'y a pas de danger d'être trompé. Vous me paraissez attacher trop peu de prix à l'argent pour tenir à mille francs de plus ou de moins. Tope! Huit mille francs: c'est dit:

      – C'est fait, répondis-je: la propriété est à nous. Et nous mîmes pied à terre dans notre bien.

      J'avais jeté mille francs en or dans le fleuve pour en gagner plus de trente mille: c'est le secret de toute affaire. Il faut, pour réussir, débuter toujours par jeter mille francs à l'eau.

      – On dirait un apologue, mon frère.

      – L'apologue a été enregistré hier aux domaines. Voulez-vous encore retourner à Paris, ma sœur?

      – Je patienterai, mon frère, soit; mais du moins vous m'aurez clairement traduit nos espérances, et elles sont belles, j'en conviens: tandis que Maurice n'ouvre jamais la bouche sur rien, lui; il est tout mystère. Le peu que je sais, je l'arrache à l'insomnie de ses nuits. L'approuvez-vous? Ne me sacrifie-t-il pas trop à la prudence de son cabinet? N'être de moitié avec un homme que dans son existence physique, c'est le partage d'une maîtresse, – et c'est assez pour elle, – et non le lot exigible d'une femme. Je mérite mieux. Je souffre de son silence; je rougis d'être toujours de trop lorsque je me trouve en tiers dans son cabinet; enfin pourquoi suis-je déplacée chez moi? Les étrangers sont chez eux dans ma maison; moi seule y suis étrangère. Si j'avais épousé un prêtre, vivrais-je dans une plus rigoureuse abstinence de paroles? Au moins les prêtres ont eu le bon sens de s'interdire le mariage.

      – Ah çà! ma sœur, une tempête a donc éclaté ici, tandis que j'étais à Paris? vous en êtes encore tout agitée.

      – Je vous l'ai dit, mon frère, Maurice me tyrannise de mille contrariétés plus pointilleuses les unes que les autres, et cela, sous le commode prétexte que son cabinet ne doit être accessible à personne qui vive, en dehors des affaires, pas même à sa femme, à moi! Or, comme il y est les trois quarts du jour, une partie de la nuit même, voyez l'heureuse communauté d'existence qui règne entre nous. Et si, de mon côté, je m'autorisais de l'isolement où il me relègue pour recevoir aussi dans mes appartements mes amis, tout le monde, excepté lui, trouverait-il cela bien juste? Vous entriez, mon frère, quand j'achevais de lui infliger un premier exemple de résistance. J'aime Maurice: qui en doute? mais on aime les gens pour les qualités qu'ils ont, et n'ont pour les travers qu'ils s'imposent. Il eût été fort aise de m'éloigner, d'un signe, de son entretien avec le colonel. – Présomption! je suis restée. Debray pensera ce qu'il voudra. Au surplus, j'ai juré de n'ignorer aucune des affaires qui se traiteront dans le cabinet de Maurice. Ouvertement, ou par ruse, il en est une, mon frère, que je veux percer à jour: et pour cela j'ai besoin de les connaître toutes.

      Victor se prit à sourire, à voir la pose fière et décidée de sa sœur. Pendant tout le temps qu'elle avait donné au libre épanchement de ses récriminations conjugales, il l'avait encouragée de l'assentiment tacite du geste. Quelqu'un aussi froid que Reynier aurait deviné en lui un complice; mais Léonide avait trop d'emportement pour faire preuve de finesse dans un

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