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l'origine de l'obstination qu'il mit à défendre des idées pour lesquelles il avait tiré son premier coup de fusil. Mon régiment, vous ne l'ignorez pas, fut un des premiers qui passèrent du côté du peuple. Le 28, nous nous trouvâmes face à face, isolés, sur la place de l'Hôtel de-Ville, en présence de son parti armé et du mien, lui un fusil à la main, moi une carabine à l'épaule. Nous fîmes feu tous les deux en même temps: c'était un devoir; mais lui au-dessus de ma tête, moi à ses pieds. Le lendemain, jour décisif, il fut blessé mortellement à la défense des Tuileries. Je ne le revis plus que deux mois après, aux environs de Rennes, devenu inutile à sa cause comme soldat, languissant dans une de ses propriétés. Loin de l'affreuse mêlée où mon opinion avait triomphé de la sienne et non mon amitié, nous redevînmes frères. Vainement je l'engageai au repos: l'homme de parti ne m'écouta pas. Il voulut encore servir sa cause de sa puissante imagination stratégique, et des immenses ressources que lui offrait l'intelligence exacte des localités de la Vendée, où couraient des bruits sourds de guerre civile. En peu de jours, au moyen d'une correspondance active, servie à souhait par les inimitiés nées de la fermentation politique, à la faveur des appels d'insurrection que des émissaires défrayés par mon ami allèrent répandre avec de l'or dans les campagnes de l'Ouest, il devint l'âme d'une conspiration générale. Malgré la mort suspendue sur son lit, il dressa un travail qui, en dépit de quelques espérances exagérées, renfermait une organisation complète de résistance offensive. Dans ce travail étaient évalués les sacrifices de tout genre qu'avaient à supporter les riches propriétaires de la Vendée afin de procurer du pain et des munitions aux paysans: chaque bourg, chaque hameau, chaque feu, y était marqué avec la part qu'il lui était commandé de prendre à l'insurrection. Les balles de fusil étaient, pour ainsi dire, comptées. La part des trahisons et des dévouements était faite: rien d'imprévu. Sans une disproportion de forces inimaginable, ce plan devait réussir. Cet espoir nourri de science et d'exaltation retenait seul le dernier souffle de vie de mon ami. La mort fut plus forte que la volonté: il mourut dans mes bras; et c'est à moi, malgré mon opinion si opposée à la sienne, qu'il voulut confier ce plan de conspiration, de campagne et de guerre civile, me suppliant de ne le remettre qu'à un général dont il exhala le nom en expirant.

      Ce général, mieux avisé depuis, moins dévoué en tout temps peut-être que ne le supposait mon ami, a, par sa conduite, rendu impossible cette restitution. Il a engagé son épée au service de l'État. Resté seul possesseur de ce plan, tant que les révoltés n'ont détruit que nos récoltes, n'ont incendié que nos granges, je l'ai respecté: en faisant sauter ce cachet, je pouvais sauver de la ruine mes propriétés et celles de ma mère: il n'y avait pas là assez de motifs pour violer un dépôt. Je laissai brûler. Aujourd'hui que les rebelles, suivant par induction le plan de mon ami, ont une armée, des chefs, presque un gouvernement, ma conscience hésite à céler ces papiers plus longtemps. Puisque le secret de la rébellion organisée s'y trouve, celui de sa destruction y est nécessairement enfermé aussi. Il y va donc du repos du pays. Le gouvernement me sait l'héritier de ce plan par suite de l'indiscrétion du général à qui il était primitivement destiné par mon ami. Le ministre de la guerre en connaît l'importance; il le réclamera, je m'y attends. J'éprouve, mon ami, quelque répugnance à le lui remettre, et je manque de courage pour le lui refuser. Tremblant devant ma conscience, tremblant devant mon pays, quelle que soit ma décision, j'ai peur du remords. Agissez à ma place. Vous avez plus de lumières, autant de patriotisme que moi. Votre erreur ne sera qu'une erreur: la mienne serait un crime. Que deviendraient ces notes si importantes si je venais à mourir pendant la campagne d'Afrique, où je puis être appelé? Les emporter avec moi, ne serait-ce pas les exposer aux vicissitudes de la guerre? En les laissant dans ma famille, qui m'assure que ma femme, très-insoucieuse de ces papiers sans valeur apparente, en acquitterait la restitution en temps opportun? Votre patriotisme m'est connu, Maurice, c'est à vous que je les livre. J'écrirai demain au ministre que ce funeste plan est entre vos mains; il s'adressera à vous lorsqu'il en aura besoin. Le voici. Un simple reçu de vous, Maurice, et ma conscience sera tranquille. A l'heure de nouvelles nécessités, – et cette heure paraît proche, de porter la guerre en Vendée, – ce plan de campagne serait bien autrement précieux, mon ami, qu'un testament ou un dépôt d'argent; il renferme l'extinction radicale de la guerre civile, le sort d'une province, la tranquillité de la France. Je n'ose vous remercier, Maurice, de la responsabilité que vous acceptez, que mon amitié vous impose. Vous vous chargez d'une tâche honorable et qui ne serait pas sans danger, si le parti contre lequel ce travail peut être tourné vous en soupçonnait le dépositaire. En Vendée, l'incendie ou l'assassinat, je ne vous le cache point, sauraient vous faire livrer ce plan d'extermination; mais ici, loin du théâtre où il aura sa terrible utilité, vous n'avez qu'à vous armer, pour sa garde, de cette fidélité qui n'est pas seulement un attribut de vos fonctions, mais que chacun se plaît à reconnaître en vous comme la marque constante de votre probité d'homme.

      Debray remit le plan de campagne entre les mains de Maurice.

      – Colonel, il sera fait comme vous l'exigez. Partez, l'esprit tranquille, pour votre garnison. Je m'efforcerai de justifier l'amitié que vous me témoignez en vous abandonnant à ma prudence. J'agirai avec la circonspection qu'exige un dépôt aussi sacré. Il ne sortira de chez moi, si la nécessité des temps veut qu'il en sorte, qu'après que j'aurai concilié mes devoirs de citoyen avec le respect dû à la volonté dernière de votre ami.

      Le colonel Debray pressa Maurice contre son cœur.

      Jamais la figure de Léonide n'avait été plus pensive.

      – Maintenant, voulez-vous, colonel, que nous passions dans mon cabinet? dit Maurice, en qui tous les sentiments élevés avaient été remués par la preuve d'estime que lui donnait le colonel Debray. Maurice apportait un honorable orgueil à être cru digne de sa charge, qu'il n'exerçait que depuis six mois, et au milieu des susceptibilités si peu indulgentes d'une petite ville. Avide de considération, il confirmait la vérité de cette maxime, que le cas qu'on fait des hommes est presque toujours la mesure de leur ligne future d'élévation. Si on ne les estime pas un peu sur parole, si on ne se hasarde pas à les croire ce qu'ils aspirent à être, il est peu probable que, privés de cet aiguillon, ils arriveront au point où ils seraient allés avec de tels encouragements.

      Maurice est un de ces hommes actifs auxquels notre société moderne a prêté un relief exubérant. Par la place qu'a prise la richesse sur la naissance et même sur le mérite, ces hommes nouveaux ont su, avec une naissance honorable, un mérite réel parfois et quelque fortune acquise, obtenir un grand ascendant sur nos mœurs. Maurice est bien mieux partagé que le simple propriétaire qui n'a que sa valeur unitaire et transitoire de juré, d'électeur ou d'éligible: car il tient dans sa dépendance la fortune de l'éligible, de l'électeur, du juré, qu'il peut, par ses conseils ou son exemple, entraîner dans des pertes où se trouveront anéantis leurs titres politiques.

      Il les lie indissolublement à lui par l'autorité de son expérience qu'ils préfèrent à la leur, par sa fidélité qu'ils élèvent bien au-dessus des chanceuses fidélités d'amitié et de parenté, par le titre légal qui sacre ces qualités et qui pourtant n'en constitue aucune, puisque ce titre s'achète et ne se mérite pas.

      Maurice, par sa profession, est plus que tout ce qui est de quelque valeur autour de lui. La société vit sur les intérêts: il les garantit. Il est la loi: il est mieux que la loi; car la loi est muette pour beaucoup: il l'explique, l'éclaircit, lui donne un son: il est la loi qui parle. La loi est inaccessible sur son tribunal, avec ses juges au haut de la montagne; lui, la met à pied, l'assied sous un chêne comme le bon roi saint Louis, et au milieu des moissons pour en régler le partage; il est la loi qui marche. La loi est juste, mais sévère pour les hommes; ses yeux sont beaux, mais ils n'ont pas de larmes; lui, il est la loi qui se penche sur le lit du vieillard, – près de l'oreiller d'Eudamidas, – comme un fils aîné qui vient, non réclamer sa part plus grande d'héritage, mais faire faire bonne justice à ses frères: il est la loi qui pleure.

      Le contrat garantit la propriété, le contrat garantit le traité entre le domestique et le maître, entre le chef et l'ouvrier, entre l'argent et l'industrie, entre la tête et le bras, entre la pensée et l'exécution. Mais qui garantit le contrat? le notaire. Ainsi toutes les transactions

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