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vivre huit hommes d'affaires, à doter leurs filles, à éduquer leurs fils. Les enfants de Roqueplan mendieront peut-être sous le guichet du Louvre.

      L'écrivain est plus immédiatement placé encore sous la griffe de l'homme d'affaires. Par son nom qu'il signe au bas de son œuvre, le peintre échappe du moins en partie à l'engloutissement. L'écrivain n'a pas même ce privilége. Il ne signe que les bons à tirer; sa publicité nominale s'arrête au prote d'imprimerie. L'homme d'affaires peut être libraire sans brevet; alors il vous dépouille par volume; il vous dessèche par traductions, imitations, contrefaçons, faux mémoires; il vous enlève même votre nom légitime, consacré par l'Église, pour vous abâtardir du pseudonyme en vogue. Si l'homme d'affaires travaille sur le litigieux, il vous pompe la vie et l'esprit par consultations, mémoires à consulter pour ou contre, adresses aux tribunaux. Il est quelquefois directeur de journaux. A ce titre, il vous gruge l'imagination jusqu'à l'amer; aujourd'hui c'est un conte pour les enfants, une fable qu'il mendie; demain il sollicitera à votre porte un article de haute critique ou une brochure contre le ministère, si ce n'est la description d'un moulin à charbon ou d'une scie de forme nouvelle. L'homme d'affaires journaliste s'habille de vos plumes, comme le geai; il passe pour un homme d'esprit avec le vôtre, devient receveur-général à cause de vous, qui vous êtes laissé violer dans votre opinion pour quelques cents francs. Il a même la croix d'honneur; mais la croix est pour lui seul, l'infamie à vous deux. Il roule dans un landau dont les roues sont graissées avec votre moelle; et, au bout de cinq ans, lorsque ses chevaux et vous êtes crevés, il fait une pension à la veuve de son cocher, parce que son cocher a placé des fonds chez lui, sans doute.

      Si vous n'appartenez pas à la catégorie de ceux qui produisent, mais, au contraire, à la classe de ceux qui consomment, si vous êtes riche, il n'est guère plus probable que vous échappiez à l'homme d'affaires.

      Personne n'est riche dans le sens absolu du mot. Quel est celui qui possède vingt mille francs en or à toute heure?

      Ensuite, que de gens qui ne seront riches que dans un mois, que demain, et qui veulent l'être avant l'accouchement de la fortune, si lente à porter! A toute heure, l'homme d'affaires a vingt mille francs en or dans sa poche; il ressemble aux paysans: il a en possession les plus beaux fruits, parce qu'il n'y touche jamais. L'homme d'affaires vend de l'or au lieu de fruits, mais le prix varie; il va de quinze pour cent jusqu'à vingt ans de galères.

      Beaucoup de fils de famille ne peuvent décemment tuer leur père pour en hériter; le poison n'étant plus dans nos mœurs, l'homme d'affaires escompte le testament. Vous jouirez de trente mille francs de rente un jour; il vous compte tout de suite cent mille francs: cinquante mille en or, cinquante mille en marchandises. Les marchandises, ce sont quelquefois des cercueils, quelquefois des momies. Votre héritage désormais lui appartient. Appelez-le donc votre frère, puisque le voilà devenu le fils de votre père; il l'aime presque autant que vous, seulement, il le respecte davantage: il ne prend pas son nom.

      On dirait par confusion l'usurier. Qu'est-ce donc que l'homme d'affaires, je vous prie? N'ai-je pas dit que tout était de son ressort? Les lois? puisqu'il achète des testaments en germe; les mœurs? puisque sans lui il n'y en aurait que de bonnes; les arts? puisqu'il vend et achète toutes les merveilles qu'ils produisent; le commerce? puisqu'il trafique de toutes ces choses.

      – Vous songez à devenir voleur? Folie de croire que vous arrêterez un homme sur la grande route: pour cela, il faut du courage; vous n'en possédez pas, vous ne possédez pas ce courage-là. Vous volerez dans une promenade? Il faut avoir du courage et de l'esprit. Fatuité de prétendre être voleur dans un siècle où il y a tant de sergents de ville.

      Non, vous ne volerez pas; mais vous volerez à un entresol obscur et humide, avec trois chaises, deux tables, des cartons vides et verts sur lesquels on lira ces étiquettes en français d'homme d'affaires: Lettres à répondre, lettres repondues; et vous ne répondrez à personne, pas même à Dieu, de ce que contiennent ces sacs intitulés: Affaires de M. le comte de… contre la princesse de… Ainsi, de voleur que vous espériez devenir en vous couchant, vous vous éveillerez homme d'affaires.

      Il y en a d'honnêtes.

      Victor Reynier, je le répète, est homme d'affaires. Rentre-t-il dans la catégorie à peu près universelle? Nous ne le pensons pas. D'ailleurs, il est à l'aurore de la vie et des affaires sur la place de Paris. Beau, vingt-sept ans, de l'esprit, pas la moindre sensibilité, il est adroit comme Grisier à l'épée; il met, au pistolet, vingt fois dans le blanc sur vingt coups; il boit le vin de Champagne à la poste; enfin, il a un huitième de loge aux avant-scènes de l'Opéra.

      Maurice courut au devant de M. Clavier, le fit asseoir dans un fauteuil et s'informa de sa santé avec l'empressement d'un fils.

      – Ne nous amènerez-vous jamais mademoiselle Caroline? la destinez-vous à être religieuse? Nous ne la rencontrons nulle part.

      – Religieuse! non; vous savez combien, mon jeune ami, mes opinions sont loin d'appeler la tyrannie au secours de l'autorité domestique. Notre réclusion tient à nos goûts… peut-être à nos malheurs.

      – Pardon! monsieur, reprit timidement Maurice; mais je n'ai cédé qu'au mouvement d'un attachement sincère en vous adressant une question qui vous paraît peut-être déplacée. Je me repentirais de l'avoir faite.

      – Vous, Maurice, notre meilleur ami dans ce désert, vous, indiscret! Sachez, au contraire, que je prétends vous ouvrir mon cœur tout entier avant que le Maître de la nature le juge. Je viens chez vous dans cet unique dessein. Ma parole de vieillard sera lente; m'entendrez-vous jusqu'au bout?

      Maurice prit la main de M. Clavier et la pressa.

      – Ce sera long, dit tout bas Léonide à Victor: rapprochons nos siéges.

      Appliquant ensuite son œil à quelques places transparentes de la porte drapée, elle aperçut M. Clavier dont le coude posait sur le marbre de la cheminée; la tête pensive du vieillard reposait dans sa main. Léonide invita son frère à satisfaire à son tour sa curiosité.

      – Comme il a l'air abattu, ma sœur. Quelle tristesse! Qui peut donc l'accabler ainsi? Vient-il régler son compte avec le passé, avant de le régler avec Dieu?.. s'il croit en Dieu, toutefois, car on lui connaît peu de faiblesses. Que va-t-il nous apprendre?

      – Plus bas, mon frère.

      – Ne craignez-vous pas qu'il nous entende?

      – Non; mais si vous parlez toujours, nous ne l'entendrons pas. Taisez-vous.

      VII

      Au bout de quelques minutes de silence, M. Clavier poussa un profond soupir et commença:

      – «La calomnie m'a poursuivi jusqu'ici, Maurice. Ne cherchez pas à me dissuader: je connais les hommes. Leur haine ne se brise que contre la tombe; le pied leur glisse sur le marbre; justice tardive qui n'est que l'oubli: ne croyez pas à leur pardon: je n'y crois pas. Quelques-uns cessent de se souvenir en vieillissant; voilà encore leur réparation: une infirmité.

      »Dans cette solitude même ils m'ont flétri de leur silence: ils m'ont fui. J'ai vainement, pauvre vieillard, ouvert mon âme et ma porte à tous: aucun n'est venu. Alors je me suis enfermé, et je n'ai plus voulu voir la société, compagne de l'âme humaine, qu'à travers la grille de ma prison. Leur curiosité méchante s'est accrue de toute ma réclusion; ils ne passent jamais devant le jardin que j'ai planté, où le jour je travaille, où la nuit je pense, mon front dans la main, sans chercher mon visage derrière mes barreaux. Dans leur naïve terreur, ils s'étonnent sans doute de ce que je laisse vivre mes fleurs et de ce que je ne décapite pas mes arbres. La plupart, – mon jardinier me l'a rapporté, – ont remarqué des taches de sang à ma joue. Je suis le réprouvé du pays; ils m'appellent le régicide; ils craindraient de laisser tomber leur tête avec leur salut, s'ils honoraient de quelque signe de respect mes soixante-dix ans de vie. Mon ami, je n'ose embrasser les petits enfants à qui je ne fais pas encore peur; je frémirais d'épouvanter leurs mères.

      »Ils doivent avoir d'étranges opinions sur l'ange, bâton fleuri, qui me soutient. Je ne leur pardonnerais pas cependant, moi si résigné

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