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le fauteuil de consultation, je ne vous ferais grâce, durant un jour entier, durant un mois, s'il le fallait, d'aucune des affaires, grandes ou petites, dont il est l'arbitre. Oh! que vous seriez bientôt lasse et dégoûtée de ce rôle, ma sœur! Vous vous imaginez donc, enfant, que le cabinet d'un notaire est la scène d'un perpétuel proverbe dramatique, un théâtre où Maurice occupe la première loge, et dont il vous interdit l'entrée, pour s'amuser en toute liberté, comme un mari en bonnes fortunes? Désillusionnez-vous: moins de poésie. Tout se passe à ras de terre, à demi-mots, à voix basse dans l'antre du notariat. Il y fait noir comme dans le cœur humain. Qu'y voit-on? Tantôt la stupidité inintelligible d'un paysan qui dévore trois heures de consultation pour savoir s'il achètera ou non une propriété large comme un mouchoir; tantôt un vieillard goutteux qui, frustrant la famille dont il a fatigué l'hospitalité, demande un avis ou plutôt une complicité pour gratifier quelque affection de halle du vieux sac d'argent qu'il doit à la reconnaissance. Il vient s'enquérir, le bon vieillard, de l'article du Code qui n'a pas prévu son ingratitude.

      Victor absorbait l'attention de Léonide, sur l'esprit de laquelle cette peinture ne produisait pas l'effet qu'il avait feint d'en attendre.

      Il continua:

      – Qu'y voit-on encore? La fourberie la plus éhontée mise en pratique par les hommes: celui-ci cherche à passer pour mourant aux yeux de celui-là, afin d'en obtenir une plus grosse rente viagère; et il ne tient pas compte de la jeune femme qu'on lui fait épouser pour hâter le terme de la pension. Voudriez-vous être présente à la comparution de deux époux qui, pour tromper l'avidité de créanciers et la banqueroute, vont se séparer de corps et de biens, et donner à cet acte de désunion la publicité de l'enregistrement et de trois journaux? Afin de conserver une commode en sapin et six chaises en merisier, ils renieront vingt ans de mariage. Sont-ce là les mystères domestiques que vous brûlez tant de pénétrer, ou bien êtes-vous jalouse d'éclaircir l'intrigue de cette jeune femme qui, conciliant ses devoirs de maternité anticipée avec le décorum de chaste fille présumée avant le mariage, vole pièce à pièce son mari pour constituer un sort à un fils exclu de l'héritage? Vous importe-t-il encore de savoir que tel négociant, qui a déposé cent mille francs d'épargne chez Maurice, et qui accourt les retirer brusquement au milieu de la nuit, a été ruiné la veille? Est-ce à remuer ce linge sale de famille, ces choses souterraines et toutes humides des misères de la société, que vous sacrifieriez vos heures de toilette, vos promenades dans le bois, votre existence si douce et si mobile? Je crois vous avoir guérie pour toujours du désir de vous immiscer dans les affaires de votre mari, n'est-ce pas?

      – Savez-vous, Victor, que vous méprisez d'un ton à inspirer le plus violent désir de connaître, reprit Léonide en lançant à son frère un regard que celui-ci ne fit aucun effort pour détourner. Vous n'avez pas été heureux dans vos exemples de découragement, mon frère, et ce sourire, qu'en ma qualité de sœur j'interprète dans le sens que vous n'êtes pas fâché que je lui donne, laisse percer en tout ceci un fond de comédie dont le spectateur n'est pas plus dupe que l'auteur. Est-ce vrai, mon frère?

      – Quoi, vrai?

      – Soyons francs, Victor.

      – Parlez, Léonide.

      – Eh bien, vous n'avez joué la contradiction qu'afin de ne pas vous ranger tout de suite à mon avis avec la partialité d'un frère; mais cette honorable résistance accomplie, avouons que nous nous comprenons à merveille.

      – Il est si bon de s'entendre, ma sœur!

      – Où est d'ailleurs le mal pour les autres?

      – Le mal! mais, n'est-ce pas un grand bien, ma sœur, de guider ceux qu'on aime dans la voie de leurs intérêts?

      – Sans doute, mon frère, et Maurice n'aurait qu'à gagner à ce qu'on tînt le fil de ses affaires.

      – Puisqu'il n'en saurait rien, ma sœur, son amour-propre serait sauvé.

      – Oh! oui, mon frère, il est essentiel qu'il n'en sache rien.

      – Comment devinerait-il quelque chose, Léonide, si nous étions derrière une porte, à travers laquelle on entendît parler, par exemple, et qui fût dans son cabinet? Ceci n'est qu'un exemple, qu'une innocente supposition…

      L'innocente supposition de Victor nous rappelle que nous avons omis de dire que trois portes drapées s'ouvrent dans le cabinet de Maurice: l'une a issue sur l'escalier extérieur, pour les clients; l'autre dans la salle à manger où se trouvent Léonide et Reynier; et la troisième communique avec la chambre à coucher de Léonide: c'est la plus secrète, celle par laquelle passe Maurice quand il se lève la nuit pour travailler.

      Un bruit nouveau s'étant fait entendre à côté, le frère et la sœur suspendirent leur pacte et leur conversation. C'était M. Clavier qui entrait dans le cabinet de Maurice, au moment où le colonel Debray en sortait.

      – Ma sœur, dit Victor en offrant la main à Léonide, nous nous rendrons dans votre chambre à coucher.

      VI

      Qu'est-ce que Victor Reynier?

      Un homme d'affaires.

      Qu'est-ce qu'un homme d'affaires?

      L'école d'Athènes n'eût pas trouvé de réponse à cette question; ou bien elle eût répondu par cette autre demande: Qu'est-ce que Dieu?

      Car tout est du ressort de l'homme d'affaires – les lois, les lettres, le commerce, les mœurs, les arts; à ces conditions pourtant qu'il est avocat sans diplôme, littérateur sans avoir jamais rien écrit, négociant sans maison de commerce, moraliste pour avoir concouru aux prix Monthyon, artiste, quoiqu'il n'ait fait ses études de peintre qu'à l'hôtel Bullion, les jours de vente. Si la société était un rocher, l'homme d'affaires en serait l'huître; le champignon, si elle était un arbre; le ver, si elle était un fruit. Comme elle se compose d'êtres honnêtes et bons, il est homme d'affaires. Que fait-il? rien: on fait pour lui. Vous avez une idée: en remontant de cause en cause génératrice, vous vous élèverez jusqu'à Dieu; son saint nom soit loué! – En descendant de résultat en résultat produit par cette idée, vous arriverez jusqu'à l'homme d'affaires. Aussi Dieu et l'homme d'affaires sont placés aux deux limites de la création intellectuelle, et vous avez parcouru, pour avoir une définition, un cercle de raisonnement qui vous ramène à la première question et à la première réponse: Qu'est-ce que l'homme d'affaires? Réponse: Qu'est-ce que Dieu?

      Soyez peintre, et que la muse vous inspire un tableau;

      Soyez poëte, et que la faim vous dicte un poème;

      Soyez riche, et éprouvez le besoin de vous ruiner;

      Soyez pauvre, et veuillez devenir voleur;

      Croyez-vous que votre tableau, vous, peintre, vous appartiendra?

      Que votre prose ou vos vers, vous, poëte, vous appartiendront? Que votre fortune, vous, riche, ira où il vous plaira?

      Et vous, pauvre, que vous parviendrez à être voleur?

      Un tableau peint, achevé, verni, encadré, est là: c'est un Roqueplan.

      L'homme d'affaires entre et dit au peintre orgueilleux de son œuvre: – Vends-moi ton tableau? – Combien Zeuxis?

      – Six mille francs.

      – Prenez. L'homme d'affaires emporte le tableau et le remet à M. le comte, qui le lui paye dix mille francs. Au bout de trois ans, le comte meurt; les héritiers vendent sa galerie de peinture. Qui se présente pour l'acheter? Un homme d'affaires, qui cède à un banquier pour cinq mille francs le tableau de Roqueplan après l'avoir eu pour trois mille à la vente par suite de décès.

      Le banquier fait banqueroute; c'est convenu. Sur tous les murs de Paris, des affiches jaunes annoncent que, parmi les meubles saisis, il y a des candélabres, des chenets de bronze et un Roqueplan. Pour le compte d'un épicier qui se marie, l'homme d'affaires achète le Roqueplan, et bénéficie dessus de quinze cents francs.

      Additionnons. Le premier homme d'affaires a gagné quatre mille francs sur le tableau, le second deux

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