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dépassant le faubourg Montmartre et remontant le boulevard Poissonnière.

      Il y en avait des masses, de toutes armes, en tenue de campagne, infanterie et cavalerie, et entre chaque régiment roulait, avec un bruit sinistre, une batterie d'artillerie.

      M. Ducoudray crut remarquer que les soldats paraissaient fort animés. Beaucoup d'officiers fumaient leur cigare.

      Pendant ce temps, les détonations continuaient dans la direction du Gymnase, et le digne bourgeois et son ami distinguaient la fumée de la batterie d'artillerie établie sur la hauteur du boulevard Poissonnière.

      Ils se penchaient pour mieux voir, lorsque soudain, de ce même côté et vers la tête de la colonne, une vive fusillade éclata.

      Des milliers de cris y répondirent… Les curieux, éperdus, levaient les bras au ciel, se jetaient à plat ventre et fuyaient affolés dans toutes les directions…

      Ce ne fut qu'un éclair…

      Rapide et terrible comme une trombe, la fusillade courait tout le long du boulevard dans la direction de la Chaussée-d'Antin, furieuse, enragée, brisant tout, renversant tout…

      – C'est à poudre que l'on tire! bégayait M. Ducoudray terrifié… Ce ne peut être qu'à poudre. On ne tirerait pas à balle, à bout portant, sur une foule désarmée, sur des femmes, sur des enfants…

      Le bruit strident d'une balle s'aplatissant contre le mur, à deux pouces de sa tête, lui coupa la parole…

      Plus morts que vifs, son ami et lui se jetèrent à plat ventre sur le parquet.

      Il était temps… Une grêle de balles s'abattait contre la fenêtre, défonçant les jalousies, faisant voler les vitres en éclats, et brisant dans l'appartement une glace et une pendule…

      Et au-dessus des détonations de l'artillerie et du crépitement de la fusillade, les voix furieuses des soldats s'élevaient, criant:

      – Fermez les fenêtres!.. fermez partout!..

      Ainsi, durant dix minutes, se déchaîna un effroyable ouragan de fer, et de feu…

      Puis le silence suivit, profond, solennel, sinistre, coupé de moments en moments par un feu de peloton ou par des hurlements terribles.

      Puis plus rien.

      Glacés d'une indicible horreur, M. Ducoudray et son ami se hasardèrent à ramper jusqu'à la fenêtre et à regarder.

      Il n'y avait plus sur le boulevard que des soldats, appuyés sur leurs fusils fumants, quelques-uns hébétés de stupeur, d'autres interrogeant toutes les fenêtres d'un regard inquiet et furieux.

      Beaucoup d'officiers paraissaient désespérés.

      Sur la chaussée, une cinquantaine de cadavres gisaient… plusieurs femmes, deux ou trois enfants.

      Vers l'angle de la rue Montmartre, on distinguait quelque chose de blanchâtre… C'était le corps d'un pauvre marchand de coco qui avait eu l'idée bizarre de venir offrir sa marchandise aux troupes du coup d'État. Il avait encore au dos sa fontaine percée de plus de vingt balles.

      Çà et là, de larges plaques de sang se voyaient…

      Timidement, et avec bien des précautions, quelques boutiques s'entre-bâillaient. Des gens en sortaient, pâles, effarés, qui bondissaient jusqu'à un blessé, le prenaient entre leurs bras, et bien vite rentraient.

      Des soldats, par petits groupes de huit ou de douze, allaient de maison en maison… Ils disparaissaient, et on ne tardait pas à les voir reparaître successivement aux croisées de tous les étages.

      – Ils font des visites domiciliaires, murmura M. Ducoudray à l'oreille de son ami, ils vont venir ici…

      L'instant d'après, en effet, ils entendirent battre de coups de crosse la porte d'entrée, puis des cris impérieux:

      – Ouvrez, ou nous enfonçons!..

      Ils coururent ouvrir, et des soldats se ruèrent dans l'appartement, furetant partout, ouvrant les portes des cabinets et des armoires, lançant des coups de baïonnette sous les lits.

      Il y en eut un qui prit les mains de M. Ducoudray, qui les examina et même les flaira, pour s'assurer qu'elles ne sentaient pas la poudre.

      – Oh! monsieur le militaire, balbutiait le digne bourgeois, pouvez-vous supposer…

      Mais le soldat semblait exaspéré.

      – On a tiré sur nous des fenêtres, interrompit-il brutalement, et il faut que ceux qui ont tiré se retrouvent…

      M. Ducoudray ouvrait la bouche pour répliquer, un signe du sous-lieutenant qui présidait à ces perquisitions lui imposa silence.

      Cet officier, tout jeune encore, paraissait accablé de douleur.

      – C'est une fatalité! dit-il aux deux bourgeois, pendant que les soldats se répandaient dans la maison, c'est une catastrophe inconcevable!.. Tout ce qu'il était humainement possible de faire pour arrêter le feu, nous l'avons fait… En vain, hélas!.. Nos hommes étaient comme fous, ils ne voulaient rien entendre, ils nous menaçaient nous-mêmes… Obsédés par le souvenir de la guerre des fenêtres des journées de Juin, ils se croyaient environnés d'ennemis invisibles… Toutes les maisons leur semblaient pleines d'ennemis prêts à les fusiller… Quelques-uns avaient bu… Dès le premier coup de feu, ils ont été saisis d'une terreur panique…

      Il n'acheva pas.

      Des cris et des vociférations retentissant à l'étage supérieur, il s'élança dehors…

      M. Ducoudray et son ami se retrouvaient seuls, mais chacun hésitait à communiquer à l'autre ses réflexions, et ils restaient face à face, consternés, silencieux…

      Ce fut un locataire de la maison qui, entrant brusquement, les tira de cette morne stupeur.

      Il était fort pâle et avait un bras en écharpe.

      Se trouvant dehors pour ses affaires, au moment de la mitraillade, il avait été blessé légèrement.

      – Et c'est une fière chance que j'ai, disait-il, d'en être quitte à si bon marché. Près de moi sont tombés deux pauvres diables qui ne se relèveront pas.

      Et sur ce, il se mit à raconter ce qu'il savait des événements:

      Comment, au boulevard Poissonnière, la maison Sallandrouze avait été littéralement bombardée presque à bout portant, comment les soldats s'y étaient élancés ensuite et avaient passé par les armes cinq ou six malheureux qu'ils y avaient trouvés se cachant derrière des amas de tapis.

      Comment, à l'angle du boulevard et de la rue Montmartre, un pauvre libraire qui essayait de défendre des curieux réfugiés chez lui, avait été fusillé sur le seuil même de sa maison, sous les yeux de sa femme et de sa fille.

      Il disait encore toutes les scènes analogues dont la ligne des boulevards jusqu'à la rue de la Paix avait été le théâtre.

      Au boulevard des Italiens, les lanciers avaient fait feu… Puis les soldats avaient pour ainsi dire pris les maisons d'assaut, et fouillé de vive force le café de Paris, la Maison d'Or, le café Tortoni et l'hôtel de Castille.

      L'établissement de la Petite-Jeannette avait été pareillement fouillé des caves aux combles, et aussi le café du Grand-Balcon, et de même le cercle du Commerce et la maison du tailleur Dussautoy.

      Et partout il y avait eu des victimes plus ou moins gravement atteintes.

      Chez Dussautoy, l'intervention seule du général Lafontaine avait sauvé du peloton d'exécution plusieurs ouvriers.

      Deux membres distingués du cercle du Commerce, le général Billiard et M. Duvergier, avaient été blessés, le premier légèrement à l'œil droit, le second plus grièvement à la cuisse.

      Il ajoutait certains détails caractéristiques.

      En face de l'hôtel Sallandrouze, il avait vu un officier d'artillerie se jeter à la bouche d'un obusier que ses soldats venaient de mettre

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