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dès le lendemain, sur les trois heures de l'après-midi, la femme du pauvre employé des écuries de l'Élysée se présentait rue Sainte-Claire.

      M. Ducoudray s'y trouvait, comme tous les jours à pareille heure.

      N'ayant pas été prévenu, il bondit sur son fauteuil et devint plus rouge qu'une pivoine, lorsque Krauss, ouvrant la porte du salon, dit:

      – Mme Cornevin est là, qui demande à voir madame.

      Ah! si le digne bourgeois eût su comment fuir, comment s'esquiver!..

      – Qu'elle vienne, fit vivement Mme Delorge, qu'elle vienne…

      Elle entra, l'infortunée, tenant dans ses bras son dernier enfant, et il n'y avait qu'à la voir pour être sûr que Laurent Cornevin n'avait pas reparu.

      Peut-être. M. Ducoudray ne l'eût-il pas reconnue, si on ne l'eût pas nommée, tant elle avait été écrasée par trois semaines de douleur et d'angoisses mortelles.

      Celle qu'il revoyait n'était plus que le spectre de cette jeune et robuste mère de famille qu'il avait vue rue Mercadet, ménagère vaillante de cette humble intérieur si brillant de propreté.

      Sa maigreur était effrayante, énergiquement accusée par les plis flasques de sa vieille robe d'indienne noire. Tout le sang paraissait s'être retiré de son visage.

      Elle avait tant pleuré que ses paupières étaient à vif, et que les larmes avaient tracé comme un sillon livide le long de ses joues…

      Quant à l'enfant si rose et si joufflu jadis, le sein maternel s'était tari, il n'avait plus que le souffle…

      Cependant, la pauvre femme eut comme un mouvement de joie et d'espérance, lorsqu'en entrant dans ce beau salon elle reconnut son visiteur.

      – Ah! M. Krauss!.. s'écria-t-elle.

      Positivement, l'excellent M. Ducoudray eût voulu être à cent pieds sous terre.

      – Vous faites erreur, chère madame, balbutia-t-il; vous vous trompez…

      La plus extrême surprise se peignit sur les traits de Mme Cornevin, et timidement, comme si elle eût craint de commettre une maladresse:

      – Pourtant, monsieur, objecta-t-elle, c'est bien ce nom de Krauss que vous m'avez dit, et même, lorsque vous avez été parti, comme j'avais peur de l'oublier, je l'ai écrit sur un bout de papier…

      – Il suffit, interrompit M. Ducoudray, il suffit.

      Et, avec la stérile volubilité des gens qui prétendent expliquer une chose inexplicable, il entreprit de justifier ce qu'il appelait un petit malentendu, entassant dans son trouble les raisons et les arguments les plus contradictoires.

      Mais qu'importait à Mme Delorge!..

      Elle se hâta de l'interrompre d'un geste bienveillant, et, ayant fait asseoir près d'elle Mme Cornevin:

      – Ainsi, ma pauvre femme, commença-t-elle, vous êtes toujours sans nouvelles de votre mari?..

      – Toujours, madame…

      – Avez-vous du moins essayé de vous en procurer?

      – Hélas! j'ai fait tout au monde, tout ce que je pouvais…

      – Quoi?..

      – Eh bien! sachant qu'on s'était battu et qu'il y avait eu bien du monde de tué, j'ai été voir parmi les morts… Je suis allée partout où on avait déposé des cadavres, rue Montorgueil, cité Bergère, à la Morgue… rien. Et ce n'est pas tout, le samedi, qui était donc le 6 décembre, une voisine me dit qu'on avait exposé beaucoup de corps au cimetière Montmartre. J'y ai couru. C'était vrai. Il y en avait bien une centaine, côte à côte, en ligne, enterrés jusqu'aux épaules, de sorte qu'il n'y avait que la tête qui sortait au ras de terre… Même, c'était terrible de voir tous ces visages, tellement bleuis et gonflés, qu'il y en avait de presque méconnaissables… Et cependant, il y avait autour bien des malheureux en peine comme moi, qui allaient de l'un à l'autre… J'ai vu une pauvre dame qui est tombée raide évanouie en retrouvant là son mari… Le mien n'y était pas…

      Mme Delorge frissonnait.

      – Vous êtes donc bien convaincue, ma pauvre femme, que votre mari est mort?

      – On me l'a dit.

      – Qui?

      – Un monsieur de la police. C'est que, voyez-vous, madame, quand j'ai appris qu'il y avait beaucoup d'hommes arrêtés, plus de vingt mille, à ce qu'on assure, j'ai eu un moment d'espoir. «Si Laurent en était!..» me suis-je dit. Et je pensais que, si on le déportait aux colonies, j'irais avec lui, et que tous deux ensemble nous ne serions pas trop malheureux… Je n'ai donc fait qu'un saut à la préfecture de police, et on m'a adressée à un bureau qui est exprès pour les renseignements… Ce jour-là on a enregistré ma réclamation, et on m'a dit de revenir dans huit jours, qu'on ferait des recherches… Quand je me suis représentée, on n'avait rien trouvé encore… Enfin la troisième fois on m'a répondu que parmi les individus arrêtés, mis en prison ou déportés, il n'y en avait aucun du nom de Cornevin…

      Mme Delorge se taisait, réfléchissant.

      Ce qui la frappait, c'était la persistance de Mme Cornevin à croire que son mari avait succombé dans la lutte.

      Aussi, après un moment:

      – Vous pensez donc, lui demanda-t-elle, que votre mari s'est battu?

      – J'en suis presque sûre…

      – Cependant, lorsque monsieur est allé vous voir, vous lui avez affirmé que jamais Cornevin ne s'était occupé de politique?

      – C'est que je ne savais pas tout… Il paraît que, dans ces derniers temps, mon pauvre homme avait fait la connaissance d'une bande de mauvais sujets qui l'ont perdu. Il était toujours exact pour son service, il restait le même avec moi, mais en dessous il complotait avec les autres dans des sociétés secrètes…

      – Qui vous a dit cela?

      – Un de ses chefs…

      – Vous êtes donc allée à l'Élysée?

      – Oui, madame, plusieurs fois.

      A la physionomie de M. Ducoudray et à la façon dont il avançait la lèvre inférieure, il était aisé de reconnaître combien il tenait pour suspecte l'affirmation de ce chef.

      Et encore qu'il se fût bien juré de ne plus se mêler à aucun prix d'une affaire qui avait empoisonné sa vie, emporté par l'habitude:

      – Voilà qui ne me semble guère clair, murmura-t-il en se penchant vers Mme Delorge.

      Elle ne lui répondit pas.

      Pour elle, le moment décisif de cette entrevue était arrivé. C'est donc avec une visible émotion qu'elle poursuivit:

      – A votre place, je me serais adressée à un camarade de mon mari, plutôt qu'à un de ses chefs.

      – Oh! c'est ce que j'ai fait ensuite, madame. J'ai envoyé demander celui qui était son plus grand ami.

      – Eh bien?..

      – C'est un brave homme tout à fait, dans le genre du mien, un nommé Grollet. Il était aussi désolé que moi, et quand il m'a vue, il lui est venu des larmes plein les yeux… même il a voulu à toute force que je déjeune avec lui…

      – Et quelle est son opinion?..

      – Que le chef ne se trompe pas… La veille du 2 décembre, il a entendu mon mari tenir des propos… oh! mais des propos à se faire chasser immédiatement si un supérieur s'était trouvé là…

      M. Ducoudray et Mme Delorge échangèrent un coup d'œil, et en même temps:

      – Quels étaient ces propos?.. interrogèrent-ils.

      – Grollet ne me les a pas répétés…

      – Il ne vous a pas parlé d'un… duel? demanda Mme

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