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l'arrêter, et qu'ainsi il se rendait nécessaire.

      La colère de madame Adélaïde n'attendit pas longtemps les événements pour se calmer.

      Un jour, j'étais à jouer chez les petites de Guiche; on vint me chercher beaucoup plus tôt que de coutume. Au lieu du domestique ordinairement chargé du soin de me porter, je trouvai le valet de chambre de confiance de mon père. J'avais une bonne anglaise qui parlait mal français; on lui remit un billet de ma mère. Pendant qu'elle le lisait, je rentrai dans la chambre de mes petites compagnes et déjà tout y était sans dessus dessous: on pleurait et on commençait des paquets. On m'enveloppa dans une pelisse; le valet de chambre me prit dans ses bras, et, au lieu de me ramener chez mes parents, il m'installa avec ma bonne chez un vieux maître d'anglais qui habitait une petite chambre au quatrième dans un quartier éloigné.

      La nuit suivante, on vint me chercher, et je fus menée à la campagne où je restai plusieurs jours sans nouvelles de personne. J'étais déjà assez âgée pour souffrir beaucoup de cet exil. C'était lors des troubles du mois de juin et à l'époque du départ de monsieur le comte d'Artois, de ses enfants et de la famille Polignac. À mon retour, je trouvai l'aînée des petites de Guiche partie et sa sœur cachée chez les parents de sa bonne. Le motif de tout cet émoi pour nous autres enfants avait été le bruit répandu que le peuple, comme on appelait dès lors une poignée de misérables, était en route pour venir enlever les enfants des nobles et en faire des otages. Il m'était resté un grand effroi de cette séparation et, lorsque les événements du 6 octobre arrivèrent, je n'étais occupée que de la crainte d'être renvoyée de la maison.

      Mes parents logeaient près du château mais dans la ville; les appartements qu'on donnait au château étaient trop incommodes pour les personnes établies tout à fait à Versailles. Je ne sais qui vint avertir mon père, pendant qu'il était à table, des bruits trop fondés qui commençaient à circuler. Il se rendit tout de suite au château; ma mère devait aller l'y rejoindre à l'heure du jeu de Mesdames. Mais, bientôt après son départ, les rues de Versailles furent inondées de gens effroyables à voir, poussant des cris effrénés auxquels se joignait le bruit des coups de fusil dans l'éloignement. Tout ce qu'on pouvait saisir de leurs discours était encore plus effrayant que leur aspect.

      Les communications avec le château furent interrompues. La nuit venue, ma mère s'établit dans une chambre sans lumière et, collée contre la jalousie fermée, tâchait de deviner par les propos qu'elle pouvait surprendre les événements qui se passaient. J'étais sur ses genoux; je finis par m'endormir. On me coucha sur un sopha pour ne pas me réveiller, et elle se décida à aller elle-même chercher des renseignements, donnant le bras à ce même valet de chambre dont j'ai déjà parlé.

      Elle se rendit successivement à plusieurs grilles du château sans pouvoir pénétrer. Enfin, elle trouva en faction un homme de la garde nationale qui la reconnut. Il lui dit: «Retournez chez vous, madame la marquise, il ne faut pas que vous soyez vue dans la rue. Je ne peux pas vous laisser entrer; ma consigne est trop stricte. D'ailleurs, vous n'y gagneriez rien, vous seriez arrêtée à chaque porte. Vous n'avez point à craindre pour ce qui vous intéresse, mais il ne restera pas un garde du corps demain matin.»

      Ceci se disait à neuf heures du soir, avant que les massacres fussent commencés, et cependant c'était un homme fort doux et fort modéré, comme on le voit à son discours, qui était dans cet horrible secret et qui n'en était nullement révolté, tant l'esprit de vertige était dans toutes les têtes. Ma mère ne reconnut pas cet homme alors; elle a su depuis que c'était un marchand de bas. Elle revint chez elle, consternée comme on peut croire, cependant un peu moins désolée qu'au départ, car les bruits de la rue disaient tout égorgé au château.

      À minuit, mon père arriva. Je fus réveillée par le bruit et par la joie de le revoir, mais elle ne fut pas longue. Il venait nous dire adieu et prendre quelque argent. Il donna l'ordre de seller ses chevaux et de les mener par un détour gagner Saint-Cyr. Son frère, l'abbé d'Osmond, qui l'accompagnait, devait aller avec eux l'y attendre.

      Ces messieurs s'occupèrent de changer leur costume de Cour pour en prendre un de voyage. Mon père chargea des pistolets. Pendant ce temps, ma mère cousait tout ce qu'on avait pu trouver d'or dans la maison dans deux ceintures qu'elle leur fit mettre. Tout cela fut l'affaire d'une demi-heure et ils partirent. Je voulus me jeter au cou de mon père; ma mère m'en arracha avec une brusquerie à laquelle je n'étais pas accoutumée, je restai confondue. La porte se ferma, et alors je la vis tomber à genoux dans une explosion de douleur qui absorba toute mon attention; je compris qu'elle avait voulu épargner à mon père la souffrance inutile d'être témoin de notre affliction. Cette leçon pratique m'a fait un grand effet et, dans aucune occasion de ma vie depuis, je ne me suis laissée aller à des démonstrations qui pussent aggraver le chagrin ou l'anxiété des autres.

      J'ai entendu raconter à mon père qu'arrivé sur la terrasse de l'Orangerie, où était le rendez-vous, il se promena longtemps seul; survint un homme enveloppé d'un manteau. Ils s'évitèrent d'abord, puis se reconnurent; c'était le comte de Saint-Priest, alors ministre, homme de sens et de courage. Ils continuèrent longtemps leur promenade; personne ne venait, l'heure s'avançait. Inquiets et étonnés, ils ne savaient que penser sur la cause qui retardait le départ projeté du Roi et qui devait se rendre dans la nuit même à Rambouillet. Ils n'osaient se présenter dans les appartements avec leur costume de voyage; non seulement c'était contraire à l'étiquette, mais, dans cette circonstance, ç'aurait été une révélation.

      Monsieur de Saint-Priest, qui logeait au château, se décida à rentrer chez lui changer de costume; il donna rendez-vous à mon père dans un endroit écarté. Celui-ci l'y attendit longtemps, enfin il arriva: «Mon cher d'Osmond, allez-vous-en chez vous rassurer votre femme: le Roi ne part plus.» Et, lui serrant la main: «Mon ami, monsieur Necker l'emporte; le Roi, la monarchie sont également perdus.»

      Le départ du Roi pour Rambouillet avait été décidé, mais les ordres pour les voitures avaient été transmis avec les nombreuses formes usitées dans l'habitude. Le bruit s'en était répandu. Les palefreniers avaient hésité à atteler, les cochers à mener. La populace s'était ameutée devant les écuries et refusait de laisser sortir les voitures. Monsieur Necker, averti, était venu chapitrer le Roi que les difficultés matérielles du transport avaient arrêté plus encore que ses discours, et on s'était décidé à rester. Aller à Rambouillet sur un cheval de troupe, lui qui faisait vingt lieues à cheval à la chasse, lui aurait paru une extrémité à laquelle il était impossible de songer. Et là, comme à Varennes, les chances de salut ont été perdues par ces habitudes princières qui, pour la famille royale de France, étaient une seconde nature. Mon père, obligé de rentrer chez lui pour changer d'habits, ne retourna pas au château cette nuit-là et ne fut pas témoin des horreurs qui s'y commirent.

      Aussitôt que le consentement donné par le Roi à sa translation à Paris eût ouvert les portes du château, ma mère se rendit auprès de sa princesse. Elle trouva les deux sœurs, mesdames Adélaïde et Victoire, dans leur chambre au rez-de-chaussée, tous les volets fermés et une seule bougie allumée. Après les premières paroles, elle leur demanda pourquoi elles attristaient encore volontairement une si triste journée: «Ma chère, c'est pour qu'on ne nous vise pas comme ce matin,» répondit madame Adélaïde avec un calme et une douceur extrêmes. En effet, le matin on avait tiré dans toutes leurs fenêtres; les vitres d'aucune n'étaient entières.

      Ma mère resta auprès d'elles jusqu'au moment du départ. Elle voulait les accompagner, mais Mesdames s'y refusèrent obstinément et n'acceptèrent cette marque de dévouement que de leurs dames d'honneur, madame la duchesse de Narbonne et madame de Chastellux. Elles suivirent jusqu'à Sèvres la triste procession qui emmenait le Roi; là, elles prirent le chemin de Bellevue. Mes parents allèrent les y rejoindre le lendemain.

      Néanmoins, la fermentation ne se calmait pas. À Versailles, l'agitation était extrême, les menaces contre ma mère, atroces. On disait que madame Adélaïde menait le Roi, que ma mère menait madame Adélaïde et qu'ainsi elle était à la tête des aristocrates. Cela devint tellement violent qu'au bout de trois jours le danger était réel, et nous partîmes pour l'Angleterre.

      J'ai peu de souvenir

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