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mais toutes deux assises, étaient les deux jeunes femmes, mises à la mode du temps; elles portaient un pierrot en pékin rayé avec un grand fichu en gaze de Chambéry, bordé d'une magnifique blonde… Le pierrot de madame de Lauzun était de pékin puce rayé, couleur sur couleur, d'une large raie satinée, et garni d'une ruche découpée; sur sa tête était un petit chapeau de satin rose, avec un bouquet de plumes également roses, posé sur le côté. Madame de Monaco était en cheveux, n'ayant que ce qu'on appelait alors un œil de poudre; elle était habillée d'une étoffe vert clair parsemée de petites roses…

      Au moment où l'on allait commencer la lecture du portrait, on annonce:

      M. le comte de Buffon, M. de Marmontel!..

MADAME NECKER, allant vivement à M. de Buffon

      Eh quoi! c'est vous!.. et si tard!..

M. LE COMTE DE BUFFON, après lui avoir baisé la main

      Il n'est jamais tard pour venir à vous, car pour une si douce chose que celle de vous voir, on est toujours prêt!.. (Il s'incline très-bas devant les deux jeunes femmes.) Madame la princesse de Monaco, veut-elle bien recevoir mon hommage44?

      (Il s'approche de madame de Lauzun, qu'il connaît davantage, et lui prend la main, qu'il baise, toujours en s'inclinant profondément.)

MADAME NECKER

      J'espère, Marmontel, que vous n'aurez pas permis au comte de faire une trop longue course à pied?

M. DE MARMONTEL

      Traverser les Tuileries seulement, madame.

MADAME NECKER

      C'est encore beaucoup.

M. DE BUFFON

      Lorsque les vieillards ne marchent pas, ils perdent l'usage de leurs jambes…

MADAME NECKER

      Mais n'en est-il pas de même de leurs facultés? Voyez Voltaire! s'il n'avait pas toujours écrit, il n'aurait pas produit aussi tard ni aussi bien.

MARMONTEL

      Ah! aussi bien!

      (M. de Buffon sourit sans parler.)

M. DE LA HARPE

      Mais…

MARMONTEL

      Mon cher La Harpe, vous ne pouvez, avec toute votre amitié pour M. de Voltaire, lui reconnaître du talent dans ses derniers jours45.

M. DE BUFFON, d'une voix égale et douce

      Messieurs, messieurs, point de discussion sur le génie du grand homme46!

MADAME NECKER

      Et notre éloge?

LA DUCHESSE DE LAUZUN, d'un ton caressant

      Pas aujourd'hui…

MADAME NECKER

      Et moi, comme auteur, et comme maîtresse de maison, j'ordonne ici… et je veux que vous entendiez votre amie vous louer comme vous devez l'être.

LA PRINCESSE DE MONACO

      Je suis prête!..

      (Au moment où elle va commencer, une porte s'ouvre à côté de la cheminée; un homme sans chapeau et vêtu d'un habit noir sort par cette porte, suivi d'une jeune femme, dont la tournure est étrange et dont l'aspect présente celui de la force et de la santé. Cet homme était M. Necker, alors contrôleur-général de France, et la jeune personne était Germaine Necker, femme du baron de Staël, ambassadeur de Suède. À la vue du contrôleur-général, tout le monde se leva, et madame Necker s'avança vers son mari avec le respect qu'elle lui témoignait en toutes circonstances. M. Necker prit la main de sa femme et la lui serra avec tendresse. C'était un spectacle à la fois touchant et respectable que la vue de cet intérieur. Madame de Staël s'avança vers sa mère, qui l'accueillit froidement, quoiqu'elle l'aimât; mais leurs natures ne se ressemblaient pas assez.)

      M. Necker avait à cette époque de sa vie quarante-cinq ans: sa taille était haute, sans être très-grande, mais il avait un art particulier de porter sa tête et d'ajouter à la hauteur de sa personne; son front, quoique élevé, avait une singulière particularité; il y avait de la femme47 en lui; ni angles, ni nœuds, ni de ces pattes d'oie48 qui vieillissent avant le temps les visages qui les ont; son œil était admirable; il y avait dans son regard une douceur infinie, et puis une activité d'âme tempérée par la sagesse, fruit de ses longues études et d'une connaissance intime du cœur humain, qui lui donnaient une gravité douce échappant aux calculs matériels de la terre, et n'étant pas étrangère à ce monde invisible dont nous faisons partie sans pouvoir le comprendre. Dans ce regard attentif, on trouvait, dit Lavater, la force de combinaison plus peut-être que la force créatrice… son teint était d'un jaune pâle, ainsi que tous les hommes qui travaillent beaucoup. Sa bouche avait une ligne surtout très-remarquable, aiguë, sans dureté, qui permettait aux lèvres de sourire avec grâce; c'était encore, comme sur son front et dans son regard, une beauté, ou plutôt un agrément de la femme qui existait dans sa conformation. Son menton était peut-être un peu long et replet, mais non pas comme le serait un menton d'homme éminemment gourmand. Il y avait en général dans tous ses traits une grande harmonie, et il ne pouvait se mouvoir sans se placer dans une attitude qui lui seyait.

      Son nez n'avait aucune forme particulière: il n'était ni aquilin, ni grossièrement taillé, quoique fort, mais il était ce qu'il fallait pour rendre cette physionomie imposante par tout ce qu'elle exprimait en repos. Une qualité à lui particulière, c'était la grâce simple, chose si difficile à acquérir quand la nature ne vous l'a pas donnée, qu'il mettait à accueillir les étrangers qu'on lui présentait et les personnes qu'il connaissait et qu'il trouvait chez madame Necker en sortant de son travail. Il mettait à l'aise dans le salon où l'on était avec lui, et malgré ce qu'on a dit à Paris de la raideur de madame Necker, je tiens de plusieurs personnes dignes de foi qu'elle et lui faisaient à ravir les honneurs de chez eux. Quant à madame de Staël, elle était déjà à cette époque si bruyante et si démonstrative, qu'à côté d'elle une politesse ordinairement affable paraissait froide et sans couleur. Les jeunes personnes n'avaient alors rien de ce mouvement perpétuel qui l'agitait, et qui depuis s'est au reste fort calmé; mais nous avons pu juger de ce qu'il était lorsqu'elle avait quinze ans, et cela devait être étrange.

      Lorsque M. Necker fut assis et que sa fille eut pris sa place à côté de lui, comme si elle eût cherché un appui, il se tourna vers la duchesse de Lauzun, qu'il connaissait mieux que la princesse de Monaco, et lui dit en souriant: – Est-ce qu'Émilie a reçu un portrait qu'on m'a fait voir, mais que je ne connais pas entièrement?

LA PRINCESSE DE MONACO

      Nous en sommes là précisément, monsieur! Madame de Lauzun prétend qu'elle ne veut pas qu'on lise son éloge devant elle; moi je prétends qu'il y a de la vanité là-dedans.

M. NECKER, riant doucement, et à madame de Lauzun

      Mais savez-vous que cela y ressemblerait un peu? Vous! vous! de la coquetterie!

LA DUCHESSE DE LAUZUN

      J'avoue que cela m'émeut de penser qu'on s'occupera de moi exclusivement pendant tout un quart d'heure, et je suis sûre que madame de Monaco est comme moi.

LA PRINCESSE DE MONACO, souriant

      C'est selon!.. mais allons, nous perdons un temps qui serait bien mieux employé.

      (Elle se place dans le vrai jour, et commence à lire.)

      «Pour connaître la nature humaine dans tout l'éclat dont elle est susceptible, et pour qu'elle nous inspire à la fois autant d'admiration que d'intérêt, il faut se représenter, sous les traits d'une jeune personne, l'union véritablement divine de la sagesse et de la beauté.

      «Quand je considérais dans mon esprit l'accord touchant et sublime de ces deux perfections, quand je me blâmais ensuite de m'occuper trop exclusivement d'un prodige sans vraisemblance, je le vis se réaliser à mes yeux; je vis Émilie49.

      «Qui connut cette femme charmante et ne ressentit aussitôt les douces émotions

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<p>44</p>

M. de Buffon, né le 7 septembre 1707, avait alors quatre-vingts ans; il mourut à Paris l'année suivante 1788, le 16 avril.

C'est encore une réputation trop exhaussée; quand on voit sur le piédestal de sa statue que son génie égale la majesté de la nature, on se demande quelle louange ou donnera au vrai naturaliste qui soulèvera le voile de la nature et nous révèlera ses secrets. M. de Buffon a révélé seulement le secret d'écrire en prose avec tout le charme et la pompe de la poésie; mais pour être un brillant écrivain, on n'est pas un illustre savant, un homme nécessaire à la science spéciale de l'histoire naturelle. Je dirai plus, on peut lui faire à cet égard même de très-grands reproches. Ses tableaux sont ravissants, mais souvent hypothétiques. C'est une faute, une grande faute; Voltaire l'a bien senti, Condorcet également; Linnée, son contemporain, Linnée, qui fut maltraité par M. de Buffon, Linnée aura peut-être une place dans la postérité que le temps ne lui ravira jamais. Il a attaché son nom à des classifications jusque-là incertaines, et le beau système de M. de Jussieu a même respecté Linnée dans beaucoup de parties. Quant à M. de Buffon, il faut, en faisant son éloge, parler en même temps de Guéneau de Montbeillard, élégant écrivain, et de l'abbé Bexon, pour l'histoire des oiseaux; de M. Daubenton pour la partie anatomique des quadrupèdes, ainsi que de Mertrud; et enfin, pour l'histoire des serpents et des poissons, de M. de Lacépède, dont le talent ressemble tant à celui de M. de Buffon, en ce qu'il montre plus de brillant et de coloris que de profondeur.

Aristote avait posé les premiers fondements de la zoologie; Pline mêla le vrai et le faux, le ridicule et le sublime, accueillant toutes les versions, mais racontant admirablement ce que lui-même voyait; puis vinrent ensuite Gessner (Conrad), Aldrovande, et plus tard Césalpin, Agricola, Jean Rai. Tous ces esprits, cherchant la lumière, avaient préparé les voies, et lorsque M. de Buffon fut transporté au Jardin du Roi, au milieu de ces trésors dont la profusion étonnait même la science, il n'y vint pas seul, et n'y travailla jamais sans aide172.

M. de Buffon est de Montbard; les détails de sa vie habituelle me sont aussi familiers que ceux d'un de mes parents les plus proches. Je sais donc de lui des traits qui repoussent le génie. Cette manie de n'écrire qu'habillé ou tout au moins poudré, et en jabot de dentelle… c'est pitoyable, et cela révèle un talent lorsqu'on y ajoute ce mot:

Le génie, c'est l'aptitude à la patience.

Avec ce système, le génie devrait être bien plus fréquent, tandis qu'il est bien rare!.. Je crois au contraire que le génie, c'est la conception instantanée et surtout rapide de ce qui s'offre à nous. Cette pensée est viable ou elle ne l'est pas. Le moule dans lequel elle fut jetée ne vous la rendra pas. Voilà du moins comment je comprends le génie. Il fut créateur, mais créateur comme la Divinité. Dieu n'a ni repentir ni calcul; ce qu'il produit est parfait. Le génie!.. oh! quel abus on a fait de ce grand nom! Le génie!.. ce mot a été souillé… et maintenant il faudrait un autre mot pour désigner cette émanation de Dieu, cette parcelle du feu qui brûle devant son trône!.. Quel abus nous avons fait et nous faisons encore des mots!!!

M. de Buffon n'aimait pas Linnée: cela devait être; mais pourquoi le laisser voir?.. Linnée reçut longtemps les attaques peu courtoises de M. de Buffon sans lui répondre; cependant le savant de la Suède pensa que le silence était une approbation tacite, et il répondit; mais savez-vous comment? Le fait est assez peu connu.

Un jour, en parcourant les bruyères, les vallées et les lacs de sa province glacée, il trouva dans ses courses une plante fort ordinaire, laide et désagréable à voir, et même à étudier. Elle est de la famille des cariophyllées173; elle ne croît que dans des terrains arides et incultes. Les magiciennes de la Thessalie l'employaient dans leurs enchantements, et dans presque toutes ses touffes on est sûr de trouver un crapaud, parce qu'ils aiment cette plante; lorsque Linnée la trouva, elle était inconnue comme classification; il la plaça avec celles de sa parenté, et la baptisa du nom de BUFFONIA. Ce fut la seule vengeance qu'il tira de M. de Buffon, qui avait été fort mal pour lui.

Cette nature morale et cette nature physique s'alliant ensemble pour une passion humaine des plus basses, la vengeance, m'a toujours paru un texte bien remarquable à commenter!..

M. de Buffon était parfaitement aimable lorsqu'il était avec des personnes auxquelles il voulait plaire. Ses manières et son ton, tout en lui formait ce qu'on appelait alors un homme parfaitement aimable comme un homme du monde… Il avait ces formes non-seulement polies, mais complètement inconnues maintenant, et qui paraîtraient une sorte de caricature des manières d'aujourd'hui… M. de Buffon avait une belle tête de vieillard, et sa tournure avait de la distinction. Son père était conseiller au parlement de Dijon (Benjamin Leclerc).

Un fait que je tiens de mon oncle l'évêque de Metz, c'est que J. – J. Rousseau, passant par Montbard, voulut voir M. de Buffon; il était absent. Jean-Jacques se fit conduire chez lui, et là ayant demandé à être introduit dans le cabinet où travaillait M. de Buffon, Jean-Jacques se prosterna et baisa le seuil de la porte. Mon oncle a été témoin du fait.

M. de Buffon mourut, à Paris, le 16 avril 1788; son fils périt sur l'échafaud, sans que son nom, dont la France devait être trop fière pour le souiller de sang, pût le préserver de la proscription des cannibales qui nous décimaient.

<p>45</p>

M. de Voltaire était mort depuis neuf ans (1778).

<p>46</p>

On sait qu'ils se détestaient; mais il y avait un raccommodage reblanchi, comme l'écrivait Voltaire au cardinal de Bernis.

<p>47</p>

C'est le mot de Lavater.

<p>48</p>

On appelle ainsi un rayon de petites rides qui se placent au coin de l'œil, entre l'œil et la tempe.

<p>49</p>

Je n'ai transcrit ici qu'une partie de ce charmant éloge de madame de Lauzun, écrit par madame Necker.