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Tel vous le voyez aujourd’hui, tel il était à quatorze ans, sur les bancs du lycée, lorsqu’il achevait sa troisième. Rien de changé en lui: ni la taille, ni le caractère.

      C’est un petit homme compassé et solennel. Il exagère la gravité, la dignité et le respect de soi-même, au point d’en paraître parfois ridicule.

      Sa figure insignifiante n’est certes pas le miroir de son esprit, c’est une page blanche où il n’y a rien à déchiffrer. Plus délié qu’un paysan normand, il a la faiblesse de supposer à tout le monde la même manie de finasserie. Il ne croit pas aux actions indifférentes, et toujours il veut découvrir un but caché.

      Vous ne lui ferez pas entendre qu’on agit souvent spontanément, sans plan médité; il vous répondra invariablement: «—Il y a quelque chose là-dessous.» Ses jours se passent à déjouer par d’habiles manœuvres des complots fantastiques, ou à démêler laborieusement le fil imaginaire de quelque trame bien compliquée. Ces craintes exagérées, ces investigations font le malheur de sa vie. Souvent ses amis se sont moqués de ces singulières appréhensions. Lorsqu’ils le rencontrent plus préoccupé qu’à l’ordinaire:

      —Eh bien! Lorilleux, lui demandent-ils, as-tu trouvé la petite bête?

      Enfin, ce calculateur traite la vie comme une suite de problèmes d’algèbre dont les gens habiles ont toujours la solution en poche. Depuis dix ans, il s’est tracé une règle de conduite qui, croit-il, ne laisse aucune prise au hasard, il ne s’en est jamais écarté d’une ligne.

      Faut-il, après cela, s’étonner de son esprit borné, de ses idées étroites? Il est le contraste vivant de Pascal, qui a, lui, des idées larges, une certaine audace de conception et un grand courage d’initiative. Aussi lui reproche-t-il d’être romanesque.

      L’opposition des caractères suffirait à expliquer la grande amitié des deux jeunes gens, mais il y avait autre chose encore.

      Depuis longtemps déjà le médecin avait des vues sur son ami, qui ne s’en doutait guère. Cela datait du collége.

      Lorilleux avait une sœur de dix ans plus jeune que lui, qu’il aimait avec passion. Souvent, à l’âge où les autres adolescents n’ont que des idées de plaisir, il s’inquiétait de cet enfant. Leur mère, madame Lorilleux, était veuve; une rente viagère composait presque toute sa fortune et devait s’éteindre avec elle. Que deviendrait la jeune fille si sa mère venait à mourir? Et même, en écartant ce malheur, quel serait son sort plus tard? Une demoiselle sans dot ne se marie guère, et sa famille, qui avait déjà de la peine à joindre les deux bouts tous les ans, ne pourrait certes lui en donner; son frère n’aurait pas encore eu le temps de lui en amasser une, lorsqu’elle atteindrait ses vingt ans. Où lui trouver un mari?

      Voilà les idées qui tourmentaient ce précoce calculateur de dix-sept ans, lorsqu’il vint à penser que son ami Pascal serait plus tard—dans une dizaine d’années—un excellent parti pour cette sœur chérie.

      Cette idée parut sublime au prévoyant collégien. Il s’y accrocha, elle ne le quitta plus. A force de la tourner dans tous les sens, de l’envisager sous toutes ses faces, de calculer toutes les probabilités, il en vint à la considérer non-seulement comme admirable, comme nécessaire, mais encore comme devant réussir avec un peu de patience et d’habileté.

      —La fortune, se disait-il, ne sera pas un obstacle: la famille de Pascal est riche, et lui est le plus désintéressé des hommes. Ma sœur sera jolie, modeste, bien élevée, elle fera le bonheur de son mari et sera la meilleure des mères de famille. Elle plaira certainement à Pascal. D’ailleurs, s’il ne l’épouse pas pour l’amour d’elle, il l’épousera par affection pour moi, son meilleur ami, afin de resserrer les liens de notre amitié et de devenir mon frère. Ainsi j’assure le bonheur de deux êtres que je chéris. Toutes mes actions doivent tendre vers ce but.

      Et voilà pourquoi Lorilleux devint et resta l’intime de Pascal, pourquoi il prit un si tendre intérêt à tout ce qui le touchait. Il savait, à un centime près, le chiffre de la fortune qui devait lui revenir un jour, et il était allé passer quinze jours en Bretagne dans la famille de son «futur beau-frère,» uniquement pour étudier le caractère des parents qu’aurait sa sœur. Il revint convaincu qu’il ne trouverait pas d’obstacles de ce côté.

      D’ailleurs, jamais un mot, une allusion ne lui échappèrent. Il ne dit rien qui pût faire soupçonner ses projets ou donner l’éveil. Il était trop prudent pour cela. Sa sœur était encore trop jeune, Pascal n’était pas même sorti du collége. Il fallait attendre, il attendit.

      Mais aussi de quels soins il entoura cet ami! Comme il le choyait! comme il s’informait avec sollicitude de tout ce qui avait trait à sa famille! N’y avait-il pas, comme cela arrive si souvent en province, quelque petite cousine élevée à la brochette, quelques projets d’union? Non, rien de tout cela.

      Lorsque Pascal fut reçu à l’École polytechnique, Lorilleux était certainement le plus content des deux. Comme il félicita son ami! Quel hymne il chanta à sa gloire! Et en lui-même il disait:

      —Allons, ma sœur épousera un officier d’artillerie.

      Mais Pascal sortit avec le numéro trois et opta pour l’École des ponts et chaussées.

      —Bravo! se dit Lorilleux, qui n’était pas étranger à cette décision, la vie de garnison eût déplu à ma sœur, elle sera la femme d’un ingénieur. Cela m’arrange beaucoup mieux.

      Et il se frottait les mains.

      On peut juger de son désappointement lorsque le jeune ingénieur donna sa démission, sans l’avoir consulté, sans rien lui avoir fait pressentir. Cet acte d’indépendance déplut fort au médecin; même il le considéra comme une indélicatesse: abandonner une position sûre, une carrière magnifique!

      —Peste soit de l’étourdi! répétait-il du ton dont il aurait dit: Ma pauvre sœur a un mari qui fait des folies.

      Cependant il cacha un peu son ressentiment. Pascal était Breton, c’est-à-dire qu’il tenait assez à ses idées. Le faire revenir sur une détermination était chose impossible. Lorilleux ne l’essaya pas. C’eût été jeter inutilement du froid sur des relations toujours si chaudement amicales. Mais il blâma énergiquement l’étourdi. La folie était faite, il fallait en tirer parti, et déjà le médecin avait en vue certaine position d’ingénieur.

      —Que vas-tu faire, maintenant? demanda-t-il à Pascal, voici cinq années de perdues.

      —Tu trouves, cher ami, moi qui croyais avoir mis le temps à profit.

      —Mais, encore une fois, à quoi vas-tu te décider?

      —Tu verras, j’ai mon projet.

      —Ah! fit Lorilleux avec dépit, tu ne m’en avais pas parlé.

      —C’est une surprise.

      —Enfin! nul plus vivement que moi ne souhaite que tu réussisses. Mais la vie n’est pas un roman. Attends-toi à des déceptions. En tout cas, mon amitié me commande de ne te pas cacher mon opinion: tu as fait une sottise.

       Table des matières

      Malheureusement l’avis de Lorilleux fut aussi l’avis de M. Divorne le père, avoué licencié près le tribunal de première instance de Lannion (Côtes-du-Nord).

      La nouvelle de cette démission intempestive le frappa comme un coup de foudre; il fut atteint au cœur. C’en était fait de ses plus chers désirs, des projets qu’en bon père de famille il avait bâtis sur la tête de ce fils unique.

      Voir Pascal, l’héritier de sa fortune et de son nom, ingénieur à Lannion, se promener par les rues avec ce fils, superbe

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