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mais des taches! J’abrége la promenade et je rentre au Courtil avec le même poids sur le cœur, le même trouble dans l’esprit.

      » Ce soir, nous étions réunies au salon, ma mère et mes deux sœurs, comme c’est notre habitude chaque jour à l’issue du dîner. Les fenêtres étaient toutes grandes ouvertes, laissant entrer la lumière à flots. Le vent gonflait nos rideaux comme des voiles et chassait jusqu’à nous l’odeur des jasmins et des orangers. J’ai regardé autour de moi. J’avais un besoin extraordinaire de dire à quelqu’un ce que j’éprouvais; mais comment faire? Ma sœur Hortense, la plume à la main, le nez dans ses livres, examinait les comptes de la semaine. Au froncement de ses sourcils, j’ai bien vu qu’elle n’était pas contente. Quelques vingt francs de trop qu’on aura dépensés! Charlotte brodait ce devant d’autel auquel elle travaille depuis cinq ou six mois. Quel ouvrage! Elle ne le quittait pas des yeux, et ses mains allaient toujours avec un mouvement tranquille et régulier qui me donne des irritations ou quelquefois des envies de pleurer. Son visage avait la couleur de la toile; il est tout blanc. Je n’ai jamais vu à personne de visage pareil; il me fait peur ou il me fait pitié. Éclairé par la lueur jaune qui vient du couchant, il prend des tons de vieil ivoire. Ses lèvres sont pâles; sa respiration insensible ne dérange pas un pli de son corsage. Cependant, comme Charlotte est plus jeune qu’Hortense, j’ai parfois envie de me jeter dans ses bras et de lui crier: — Écoute-moi, je t’en prie; — mais, quand je m’approche, elle m’enveloppe d’un regard qui me décourage. Ma mère, assise dans ce fauteuil de bois gris à tapisserie qu’aucun événement n’écartera jamais de sa place au coin de la cheminée, sommeillait, un livre à la main. Pas un bruit, pas un murmure. Le vieux chien frisé qui trotte partout sur les pas de ma sœur aînée, roulé en boule, restait immobile sur une chaise basse qu’il affectionne et qu’on lui disputerait en vain. On entendait le froissement des rameaux verts contre la muraille et les cris des hirondelles qui ont bâti leurs nids sous le toit de la maison. J’avais froid dans ce salon, que le soleil chauffe toute la journée. Le chien tout à coup s’est dressé sur ses quatre pattes et a poussé des aboiements sonores. — C’est M. le curé, — a dit ma sœur Hortense. Ma mère a fermé son livre. Le parquet a crié dans la pièce voisine sous le poids d’un pas lourd. Nous nous sommes levées, le chien s’est précipité en bas de sa chaise, la porte s’est ouverte, et sur le seuil l’abbé Camelot, s’inclinant, son chapeau à la main, nous a dit: —Madame et mesdemoiselles, je vous salue.

      » Le chien d’Hortense lui sautait aux jambes; il a tiré de sa poche un morceau de biscuit, le lui a donné, puis s’est assis en s’essuyant le front. Jamais il ne m’avait paru ni si rouge, ni si gros dans sa taille courte. Son mouchoir à carreaux jaunes et bleus posé sur ses genoux, sa tabatière ouverte sur un petit guéridon que ma mère a toujours à côté de son fauteuil, la conversation s’est éveillée. — Le vent marin souffle, dit le curé ; il pourrait bien pleuvoir cette nuit. — Tant mieux pour les regains, répond Hortense. — Malheureusement, s’il tombe de l’eau, le mistral viendra. — Tant pis pour les olives, réplique ma mère. — On parle des biens de la terre et de l’apparence des récoltes. Des silences coupent la conversation, puis elle glisse sur le terrain de la médisance, où elle s’étale à l’aise. Tout le pays est passé en revue. Le bourdonnement de ces petites méchancetés que je connais par le menu, et qui possèdent le don d’arracher Hortense à ses calculs, me rappelle le susurrement monotone de ces insectes qui tournent incessamment autour de leur victime endormie. Le curé et ma mère cependant ont pris des cartes et jouent. Les mains de Charlotte vont toujours. Leur activité me fatigue, moi qui ne fais rien. Je m’approche de la fenêtre, je me glisse sous le rideau, j’aspire la fraîcheur de la nuit, je regarde les lumières qui brillent au loin, et mon rêve se perd dans les étoiles. Neuf heures ont sonné au clocher du village. Hortense a dit: — Il est tard! — Ma mère a répondu: — Il faut se coucher. — Le curé s’est levé, nous a saluées en commençant par la maîtresse de la maison, et en descendant jusqu’à moi, la cadette par rang d’âge, et mettant son mouchoir à carreaux dans sa poche: — A demain, a-t-il dit.

      » Demain! Je sais ce que ce mot renferme de menaces dans ses courtes syllabes. Demain sera comme aujourd’hui, aujourd’hui a été comme hier. Les heures n’en seront ni moins pesantes ni moins décolorées. Hier j’ai passé ma matinée à ranger le linge dans les armoires, et, comme je négligeais de placer une étiquette entre les serviettes à liteaux bleus et celles à liteaux rouges, Charlotte m’a secouée et m’a dit: — A quoi penses-tu donc? — Aujourd’hui Hortense m’a employée à transcrire sur un registre le relevé des dépenses du dernier trimestre, qui doivent être divisées en chapitres suivant leur nature. Elle en est arrivée aux minuties, et cela l’intéresse. Y a-t-il eu un temps où mes deux sœurs ont été jeunes comme je le suis encore, et dois-je croire qu’un moment viendra où je serai vieille comme elles le sont déjà, vieille par les goûts et le caractère, les habitudes et les préoccupations? Pauvres soeurs! le chêne qu’on voit au bout du jardin a une vie plus animée que la leur. Il chante avec le vent qui caresse son feuillage. Au plein soleil de midi, il reluit et semble heureux de porter fièrement la tête dans la lumière; au réveil du jour, il est plein de frissons et de murmures. Il a sa part des joies et des peines de la création;... mais elles? Elles s’étiolent, elles se fanent, elles s’éteignent... Que tout est beau cependant autour de nous!... La saison est en fête, le ciel est en feu!...»

      Le lendemain, à la même heure, Esther reprenait la plume, et de nouveau ouvrant n livre à serrure:

      «Un événement est arrivé qui a fait pousser un cri de joie à ma mère... Une lettre de mon jeune frère nous annonce qu’il sera bientôt ici... Il a passé brillamment ses examens et vient se reposer parmi nous, dans la maison où il est né. Ma mère, qui n’est pas tendre, en a eu des larmes dans les yeux. — Jacques, mon enfant, je vais donc l’embrasser! a-t-elle dit. — Le curé, qui l’a baptisé et lui a fait faire sa première communion, s’est mouché bruyamment; moi, j’ai battu des mains. Je pourrai donc rire avec quelqu’un, et rire c’est si bon!

      » Il y avait un post-scriptum à la lettre,

       qui a fait chuchoter mes soeurs. «Je vous

       » amène mon ami Raoul, qui est enseigne

       » de vaisseau. Il a un congé de convalescence,

      » et, comme on lui a recommandé

       » l’air du midi, je lui ai proposé de m’accompagner.

      » Hortense trouvera bien une

       » chambre pour M. de Mauplas au Courtil.

       » Mon ami n’est pas malade; mais il s’est

       » battu et a reçu un grand coup d’épée qui

       » l’a mis à deux doigts de la mort. Ce duel

       » est toute une histoire que je vous raconterai

       » là-bas. A présent le médecin répond de

       » lui; un peu de repos dans un air salubre et

       » chaud, et il n’y paraîtra plus. Apprêtez-vous

      » à le recevoir comme un autre frère

       » que la Providence vous enverrait...»

      «Un duel, un grand coup d’épée!.. cela fait trembler... Ces garçons ne redoutent rien; mais pourquoi ce duel? Étant petite fille, un matin que je considérais le portrait d’une de mes aïeules que le peintre a représentée les bras nus, pinçant de la guitare à côté d’un singe assis sur un fauteuil, une vieille servante qui avait vu naître ma mère me dit: — Cette belle dame en robe rose que vous regardez là a été cause qu’un officier du roi est mort dans un jardin d’un coup d’épée, ce qui n’a pas empêché madame la baronne, votre tante, de s’attifer comme vous voyez. — Je ne sais pourquoi cette histoire m’est revenue à la mémoire subitement en entendant parler de l’ami de mon frère et de son duel. Est-ce aussi une personne comme la baronne, ma tante, qui en a été cause?»

      La plume glissa des doigts d’Esther, et, la tête dans sa main, elle s’oublia

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