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cela d'attrayant qu'elle était indéfinie, et que le lien délicat qui flottait entre nous n'ayant jamais été pressé, pouvait indifféremment se laisser ignorer ou sentir, et fuyait à volonté sous ce mutuel enjouement qui favorise les tendresses naissantes. Le plus souvent, dans le tête-à-tête, nous ne nous donnions pas de noms en causant parce qu'aucun ne serait allé juste à la mesure du vague et particulier sentiment qui nous animait. Devant le monde, le visage était toujours là pour corriger ce que l'usage imposait de trop cérémonieux. Mais seuls nous nous gardions d'ordinaire, nous nous dispensions de tout nom, heureux de suivre bien uniment, l'un à côté de l'autre, le fil de notre causerie, et cette aisance même, qui au fond ne manquait pas de quelque embarras, était une grâce de plus dans notre situation, une mystérieuse nuance.»

      Hélas! à peine ébauchée, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, l'idylle fut interrompue et supprimée par la volonté des parents. Les amoureux étaient trop jeunes pour songer au mariage. D'ailleurs, Sainte-Beuve avait l'esprit trop romanesque pour se contenter d'un bonheur si facile; il ne se sentait pas la force de faire au chaste amour qui s'offrait à lui le sacrifice de rêves ambitieux.

      «D'étranges idées sur l'amour m'étaient survenues. En même temps que la crainte d'arriver trop tard m'embrasait en secret d'un désir immédiat et brutal, qui, s'il avait osé se produire, ne se fût guère embarrassé du choix, je me livrais en revanche, dans les intervalles, au raffinement des plans romanesques. Mais, à aucun moment de cette alternative, le sentiment permis, modeste et pur, ne trouvait place, et je perdais par degrés l'idée facile d'y rapporter le bonheur.»

      Déjà il est de ceux qui, dès le début, ont trop réfléchi, trop disserté sur l'amour pour le ressentir dans toute sa naïveté.

      S'il aime à filer l'intrigue amoureuse, une union conjugale et ce qui s'ensuit ne lui sourit pas; c'est trop simple et trop prosaïque; il nous le redit sur tous les tons:

      «Amour, naissant amour, ou quoi que ce soit qui en approche; voix incertaine qui soupire en nous et qui chante; mélodie confuse qu'en souvenir d'Eden, une fois au moins dans la vie, le Créateur nous envoie sur les ailes de notre printemps! Choix, aveu, promesse, bonheur accordé qui s'offrait alors et dont je ne voulus pas! Quel coeur un peu réfléchi ne s'est pas troublé, n'a pas reculé presque d'effroi au moment de vous presser et de vous saisir!»

      Comme on voit là se prononcer les instincts du célibataire en même temps que la prudence du bourgeois! Faute d'une fortune suffisante pour soutenir selon son rang les charges et dépenses du mariage, on préfère rester garçon. Dans le peuple, il y a plus de hardiesse, plus de confiance en l'avenir et, pour tout dire, un sentiment de force qui ne se trouve pas ici.

      Les moeurs réglées sourient peu, il est vrai, aux esprits romanesques et ne les amusent qu'un instant. Pour les intéresser ou les émouvoir, il faut l'irrégularité des situations et les orages d'un attachement défendu.

      Chez Sainte-Beuve, contrairement à la maxime de la Rochefoucauld, l'esprit ne sera jamais la dupe du coeur. En satisfaisant aux appétits de l'un, il ne négligera pas d'orner l'autre. Dès ce moment le désir de savoir le grec lui était venu. Comme personne autour de lui ne pouvait guère en déchiffrer que les caractères, il essaie de l'étudier seul, opiniâtrement, sans secours; puis, en désespoir de cause, se résout d'aller l'apprendre à Paris où seulement on le savait et décide sa mère à l'y envoyer.

      Voulez-vous tenir de lui comment on doit étudier cette langue et les efforts qu'il a faits pour y parvenir? Il nous le dira avec abondance et verve. «Ah! savoir le grec, ce n'est pas, comme on pourrait se l'imaginer, comprendre le sens des auteurs, de certains auteurs en gros, vaille que vaille (ce qui est déjà beaucoup), et les traduire à peu près; savoir le grec, c'est la chose du monde la plus rare, la plus difficile,—j'en puis parler pour l'avoir tentée maintes fois et y avoir toujours échoué;—c'est comprendre non pas seulement les mots, mais toutes les formes de la langue la plus complète, la plus savante, la plus nuancée; en distinguer les dialectes, les âges; en sentir le ton et l'accent,—cette accentuation variable et mobile sans laquelle on reste plus ou moins barbare;—c'est avoir la tête assez ferme pour saisir chez les auteurs tels qu'un Thucydide le jeu de groupes entiers d'expressions qui n'en font qu'une seule dans la phrase et qui se comportent et se gouvernent comme un seul mot.» Il continue ainsi, accumulant comme à plaisir les difficultés. Aux conditions indispensables qu'il impose, on peut affirmer hardiment que personne parmi les modernes, peut-être même chez les anciens, n'a atteint un tel degré de perfection, un idéal si haut placé.

      En tout cas, les professeurs qu'il rencontre à Paris sont un peu loin de la route. Si l'élève avait rêvé de nobles et délicats festins où circuleraient, au son d'une lyre, les coupes d'or couronnées de fleurs, au milieu de convives uniquement occupés de philosophie et d'art, il fallut en rabattre. Admis à la table de son maître de pension Landry, il y connut quelques-uns des universitaires alors en renom et de ses devanciers en critiques, dont voici le vivant portrait: «gens de collège ayant du cuistre et de l'abbé, du gâcheux et du corsaire, du censeur et du parasite; instruits d'ailleurs, bons humanistes, sachant leurs auteurs, aimant les lettres, certaines lettres; aimant à égal degré la table, le vin, les cadeaux, les femmes ou même autre chose.—Etienne Béquet, le dernier, n'aimait que le vin; tout cela se passant gaîment, rondement, sans vergogne et se pratiquant à la mode classique, au nom d'Horace et des anciens, et en crachant force latin;—critiques qu'on amadouait avec un déjeuner et qu'on ne tenait pas même avec des tabatières;—professeurs, et de la vieille boutique universitaire avant tout;—et j'en ai connu de cette sorte qui étaient réellement restés professeurs, faisant la classe: ceux-là, les jours de composition, ils donnaient régulièrement les bonnes places aux élèves dont les parents ou les maîtres de pension les invitaient le plus souvent à dîner. Planche, l'auteur du dictionnaire grec, en était et bien d'autres; race ignoble au fond, des moins estimables, utile peut-être; car enfin, au milieu de toute cette goinfrerie, de cette ivrognerie, de cette crasse, de cette routine, ça desservait tant bien que mal le Temple du Goût; ça vous avait du goût ou du moins du bon sens. Les avez-vous jamais vus à table un jour de Saint-Charlemagne ou de gala chez quelque riche bourgeois qui leur ouvrait sa cave? Ça buvait, ça mangeait, ça s'empiffrait, ça citait au dessert du Sophocle et du Démosthènes, ça pleurait dans son verre: où le sentiment de l'antique va-t-il se nicher?» Au lieu du banquet de Platon ou de Xénophon, célébré sous les portiques de marbre dans un jardin de Scillonte ou d'Athènes, nous avons là une de ces ripailles gauloises où l'on aime à boire sec et à manger salé.

       Table des matières

      CHOIX D'UNE CARRIÈRE.—L'ÉTUDIANT EN MÉDECINE ET LES FILLES.—VISITE À LA COUSINE.—ENTRÉE AU «GLOBE.»

      Dans l'éducation que se donnait Sainte-Beuve ou qu'il reçut à Paris, je remarque une particularité fort rare à cette époque, l'alliance intelligente des sciences et des lettres. Un autre se fût contenté d'obtenir, ainsi qu'il le fit, des prix de vers latins et d'histoire au grand concours; lui profita de la liberté qu'on lui laissait à sa pension pour aller tous les soirs à l'Athénée suivre des cours de physiologie, de chimie et d'histoire naturelle, se donnant ainsi un contrepoids qui l'empêchât de tomber dans une admiration excessive pour ce qui est plutôt l'ornement que la nourriture vraie et la substance de l'esprit. On l'y présenta à M. de Tracy, le rigoureux idéologue qui était humilié de croire et qui voulait savoir. En même temps il voyait beaucoup son compatriote, le grave et sec Daunou, ex-oratorien passé à la philosophie et à la Révolution, chez lequel il a noté les qualités sagaces, avisées, modérées, lucides et circonscrites à la fois du sang boulonnais et qui eut cela de commun avec lui de défendre, avant de mourir, qu'aucun discours fût prononcé sur sa tombe.

      Il le connut beaucoup, le pratiqua durant des années et aussi familièrement que le permettait la différence des âges et par moments la dissidence des opinions.

      Pour le bien connaître lui-même et

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