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Or, depuis plus d'un demi-siècle, un irrésistible courant poussait la littérature anglaise vers les choses du moyen âge. Horace Walpole, Clara Reeve, Anne Radcliffe, d'autres encore, avaient mis le gothique en honneur. Walter Scott en profita, mais comme savent profiter les hommes de génie, et le roman historique put enfin exister.

      Qu'apportaient donc de si nouveau les «Waverley Novels»?

      Tout simplement, le roman historique y était traité pour lui-même, ce qui veut dire qu'il n'allait pas avoir d'autre objet que de nous offrir des diverses époques auxquelles il s'appliquerait une image aussi exacte que possible, et que, de la fidélité de cette peinture, c'était tout l'intérêt de l'oeuvre qui devait désormais sortir. La transformation était aussi complète que possible; c'était même une véritable révolution.

      Dès l'instant que la description précise et, si possible, la résurrection du passé, deviennent l'unique souci et l'ambition exclusive du romancier, il suit d'abord, et nécessairement, que c'est d'une intrigue véritablement historique que le récit tirera le meilleur de son pathétique et de sa force. La question n'est plus maintenant de savoir après quelles péripéties le jeune premier épousera la jeune première, et ce ne peut être de l'analyse plus ou moins fade d'une passion plus ou moins superficielle et banale que se préoccupe désormais l'écrivain. Il s'agit bien vraiment des amours de Rosa Bradwardine et de Waverley, d'Isabelle et de Quentin Durward, de lady Rowena et du chevalier Wilfrid! C'est l'Écosse elle-même qui est en scène, avec les divisions intestines qui la travaillent, ses crises régulières de loyalisme et ses révolutions périodiques pour le rétablissement des Stuarts; c'est le duel entre le roi de France et le duc de Bourgogne, entre un suzerain uniquement jaloux d'étendre son pouvoir et un orgueilleux vassal impatient de toute dépendance; c'est enfin la lutte entre un peuple opprimé et une race victorieuse, entre les Normands envahisseurs et les Saxons qui ne se soumettent qu'en frémissant et le coeur plein de rage. Et sans examiner si le conflit de deux provinces ou de deux nations n'est pas plus passionnant que le conflit d'intérêts particuliers et si même le drame n'y gagne pas une grandeur singulière, ce qu'il faut faire remarquer, c'est que l'histoire n'est plus un fardeau gênant, qui alourdit le récit et dont il convient de se débarrasser au plus vite dans deux ou trois chapitres préliminaires; que tout au contraire l'auteur en porte allègrement le poids d'un bout à l'autre du roman, si long qu'il puisse être; et que, loin de la dissimuler, il l'étale, puisqu'enfin c'est elle qui soutient toutes les parties de l'oeuvre, qui les anime, qui les explique. L'antique servante, si dédaignée autrefois, est reine maintenant, et c'est sur toutes choses qu'elle va étendre un empire à peu près absolu.

      Comme elle a transformé l'intrigue, elle va transformer les sentiments. De personnels et particuliers qu'ils étaient toujours dans l'ancien roman historique, ils deviennent pour ainsi dire généraux et publics. En d'autres termes, ce ne sont plus les sentiments des personnages ou leurs pensées propres qui nous intéressent, mais bien les sentiments et les pensées de la collectivité qu'ils représentent et qu'ils résument. Roland Graeme peut se désoler des inconstances apparentes et des inexplicables caprices de Catherine: l'un et l'autre, ils sont plus et mieux que des soupirants. Le charme qu'exerce autour d'elle Marie Stuart, l'irrésistible attrait dont se sentent saisis ceux mêmes qui devraient être ses gardiens et ses bourreaux et qui ne savent devenir que ses adorateurs, l'admiration que tant d'esprit leur inspire, les terribles angoisses où les jettent tant de folles et mordantes paroles, les dévouements absolus et fanatiques de ses partisans, les jalousies farouches et les haines irréconciliables de ses ennemis, voilà les sentiments que symbolisent les personnages de l'Abbé. Ce sont moins des physionomies que des types, moins des individus que des symboles. C'était à cela que devait nécessairement aboutir le système, et Ivanhoe va nous donner le plaisir d'en achever la démonstration.

      Quelle est en effet la physionomie propre du vieux Cédric? En vérité, il n'en a pas, et nul besoin ne s'imposait au romancier de lui en donner une. N'est-il donc pas assez caractérisé par l'esprit d'indépendance et le loyalisme des vieux thanes saxons qu'il représente? Il est «impétueux et irascible», nous dit-on, mais ce doit être à cause de Hastings et de ses terribles conséquences. Tant d'insolences, de vexations et de brigandages commis par les oppresseurs et restés impunis, ont agi continuellement comme un ferment sur son âme et l'ont depuis bien longtemps aigrie et empoisonnée. Regardez-le pour l'instant, dans la grande salle de Rothervood, sur un des fauteuils plus élevés que les autres chaises, donner des signes visibles d'impatience et de mauvaise humeur. Le souper n'est pas servi; mais surtout lady Rowena vient à peine de rentrer; elle a été mouillée par l'orage, et lady Rowena est du précieux, de l'inestimable sang royal saxon! Puis, on est sans nouvelles de Gurth et de ses pourceaux, qu'un Normand pourrait avoir volés:—nous sommes en Angleterre et en plein XIIe siècle—. Le bouffon Wamba non plus n'est pas de retour; et le vieux Cédric est à jeun depuis midi. L'échanson Oswald lui fait timidement observer qu'il n'est pas si tard, qu'une heure à peine s'est écoulée depuis la sonnerie du couvre-feu. Le nom et la chose sont d'origine normande: l'irascible Franklin éclate: «Que le diable emporte le couvre-feu, le tyrannique Bâtard qui l'a institué, ainsi que l'esclave sans coeur qui le nomme, avec une langue saxonne, à une oreille saxonne!» Vous sentez si la fibre nationale est chatouilleuse. Et le mot malencontreux fait affluer les réflexions amères: «Le couvre-feu! oui, le couvre-feu, qui force les honnêtes gens à éteindre leurs lumières, afin que les voleurs et les bandits puissent travailler dans les ténèbres», etc.

      Amour passionné de tout ce qui est saxon et haine aveugle pour tout ce qui est normand; mépris intraitable de l'étranger usurpateur et fidélité intransigeante aux derniers rejetons de ses rois légitimes; instinct de révolte sans cesse frémissant et toujours prêt à faire explosion, et vague conscience que tout effort est inutile et que les plus furieux accès de rage sont condamnés à rester à tout jamais impuissants: voilà tout Cédric. C'est mieux qu'un caractère de roman: c'est un type et un type essentiellement historique. En lui revit toute la race des franklins qui, avec indignation et fureur, ont obstinément repoussé la conquête normande. Cet homme est à lui seul toute une période de l'histoire sociale d'Angleterre,—et un des plus beaux exemples des modifications profondes que la nouvelle conception du romancier écossais apportait dans les caractères des personnages et dans leurs passions.

      Car ce que nous venons de dire de Cédric peut s'appliquer aux autres acteurs du drame, et toujours avec la même vérité, sinon avec le même éclat. Aucun d'eux n'est simplement individuel; tous au contraire, ils sont tous représentatifs avant toute chose.

      Front-de-Boeuf, de Bracy et tous les courtisans du prince Jean incarnent, avec des nuances diverses, les vainqueurs insolents et les spoliateurs impertinents ou tyranniques. L'Église n'est pas moins nettement caractérisée que la Noblesse. C'est le prieur Aymer, abbé de Jorvaulx, coquet, mondain et galant, ne s'imposant que dans son abbaye le lac dulce ou le lac acidum, mais hors de son monastère répondant aux toasts avec de l'excellent vin, et «laissant la liqueur plus faible à son frère lai». C'est encore le templier Brian de Bois-Guilbert, brutal, insolent, débauché, cynique et athée. C'est enfin Frère Tuck, le plus joyeux des joyeux moines d'autrefois, qu'on dirait échappé du livre de Rabelais, le vrai et digne frère de cet inoubliable Jehan des Entommeures, plus intrépide à vider une bouteille en joyeuse compagnie et à jouer du bâton à deux bouts qu'à dire son office et à chanter matines, cordial, exubérant, d'une gaîté tonitruante, musclé comme un athlète, brave et adroit comme un outlaw et, pour peu qu'il ait bu, défiant avec un entrain irrésistible le diable, les diablotins et tous les diables, «avec leurs queues courtes ou longues».

      Au-dessous d'eux, la catégorie des persécutés, des faibles et des opprimés: Rébecca, dont la surprenante beauté ne lui est qu'une source de dangers continuels; son père, Isaac, méprisé, honni de tous, même des esclaves, plus maltraité qu'un chien, et à qui des tortures arracheront son or, s'il fait mine de le refuser à des exigences révoltantes d'arbitraire et d'injustice; le porcher Gurth, serf de Cédric; son compagnon d'esclavage, le pauvre fou Wamba, tous deux portant le collier de servitude, tous deux dévoués à leurs maîtres jusqu'à affronter simplement la mort pour eux. A côté et comme en marge de la société régulière, Robin Hood et ses joyeux outlaws, vivant de

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