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de charité, et, au début de sa carrière, il va même, par amour de la justice et de la vérité, jusqu'à contredire les prétentions de son père au trône, pour le conserver à l'héritier légitime. Mais c'est le sentiment religieux ou national qui l'anime, et hors de là il n'est pas toujours un modèle de bonne foi ni de bravoure, et en général il se montre vindicatif, brutal, féroce, vices sans doute de son temps, et surtout il n'y a pas, dans sa conduite envers les femmes, la moindre trace de cet esprit chevaleresque qui tempéra la brutalité du moyen âge, car, loin de montrer pour elles de la galanterie ou de la politesse, il les traite souvent avec une barbarie révoltante et qui eût appelé sur lui la vengeance des paladins de l'Occident.

      III.

      La poésie populaire serbe a été, nous l'avons vu, partagée par celui qui l'a le premier tirée de l'état de tradition orale en deux grandes divisions: en poésie héroïque, ou déclamée à l'aide d'un instrument de musique à ce destiné, et en poésie féminine ou chantée. Mais, suivant les sujets qu'elle traite, on peut, dans chacune de ses divisions, distinguer plusieurs catégories. Commençons par la seconde, qui, elle aussi, a plutôt un caractère épique, dans le sens que j'ai donné à ce mot, que lyrique, puisque, outre l'exposition presque toujours dramatique et dialoguée, on ne saurait déduire, de chaque chant pris à part, une individualité d'auteur, mais seulement de l'ensemble, le génie de la race. Elle comprend des pièces se rapportant à des usages domestiques ou agricoles, ou même ayant une couleur obscurément mythologique, mais trop locales et trop dénuées de valeur poétique pour être traduites, surtout dans un recueil aussi borné; et enfin des poésies amoureuses, les plus nombreuses et les seules où j'aie puisé. Remarquons, en passant, que l'amour qu'elles expriment n'est point le sentiment un peu langoureux et transi des Allemands, mais la passion méridionale du mi piace, sensuelle, mais naturelle et non sans délicatesse et sans grâce. On y trouve aussi, surtout dans les chansons musulmanes (bosniaques), plus d'imagination, plus de couleur, comme si, à travers l'islam, un reflet de l'Orient était venu les dorer.

      Pour ce qui est de la poésie héroïque, c'est l'élément historique, appuyé sur la base patriotique et religieuse, qui y domine et prime tous les autres, et son vrai sujet, ce qui lui donne une sorte d'unité, c'est la guerre contre le Turc.

      En effet, la grande masse des pesmas serbes,—sœurs en ce point des romances espagnoles et des chants klephtiques, comme, à d'autres égards, des ballades anglaises sur Robin-Hood,—nous retrace un épisode de cette lutte sanglante entre le croissant et la croix, entre l'islam et le christianisme, qui, commencée par les Arabes sous les murs de Constantinople, au lendemain de la mort de Mahomet, puis transportée par eux en Espagne, s'est étendue presque jusqu'aux glaces du pôle, à travers les steppes russes et polonaises, et a mis aux prises avec les Turcs et les hordes asiatiques presque tous les peuples de l'Europe, de l'histoire desquels elle forme encore aujourd'hui le nœud, sous une autre forme, celle de la question d'Orient. Cette lutte, qui s'est prolongée jusqu'à nos jours, avec quelque chose de son caractère primitif, dans la petite principauté du Montenégro, a traversé, chez les Serbes, quatre phases distinctes, marquées nettement par la poésie, qui les a chantées: une première période de guerre d'égal à égal, entre les tzars serbes et les sultans osmanlis, terminée par la défaite de Koçovo (15 juin 1389), qui fut pour les Serbes ce qu'a été la bataille de Ceuta pour les Espagnols, ce qu'est celle de Mohacs pour les Magyars; après la ruine de l'indépendance, une époque de vasselage, qui trouve sa personnification dans Marko Kralievitch, et pendant laquelle la nation, encore forte et redoutée, est contrainte de prendre part, par le service militaire, aux expéditions guerrières du vainqueur; vient ensuite la période de représailles individuelles, prenant de plus en plus les apparences du brigandage, et ayant pour acteurs les Haïdouks et les Ouskoks; enfin, en dernier lieu, mais dans la principauté seulement, une guerre d'indépendance, où la Muse a salué encore le réveil de la nationalité.

      De maigres chroniques monastiques, des biographies de rois regardés comme saints, un essai d'histoire générale (celle de Raïtch), voilà tout ce qu'ont laissé les trois premières époques. Écrits dans la langue liturgique ou dans un style qui s'en rapproche beaucoup, ces documents sont demeurés à peu près inintelligibles et en tout cas inconnus au peuple, qui s'est fait à lui-même, au fur et à mesure des événements, son histoire chantée, histoire non pas toujours telle qu'elle fut, mais telle qu'elle eût dû être, et réformée par la conscience générale, comme on voit, dans nos théâtres de mélodrame, des spectateurs naïfs, emportés par la situation, invectiver le tyran et prendre la défense de l'innocence.

      Un exemple remarquable de cette tendance transformatrice de l'imagination populaire, et en même temps la conception la plus nettement dessinée qu'ait produite la poésie serbe, c'est le personnage de Marko Kralievitch, un de ces héros semi-réels, semi-légendaires, qui se rencontrent au début de presque toutes les littératures, ou plutôt à l'origine des peuples: il est de la famille des Roland, des Cid, des Roustem (et aussi des Gargantua); figures réelles, mais que le laps du temps a transformées, agrandies, en faisant d'elles la peinture vivante d'une époque ou la personnification d'une nation tout entière. Devant l'histoire, c'est un traître qui a attiré la ruine sur son pays en appelant les Turcs pour satisfaire son ambition personnelle. Chose étrange! cette action s'est effacée de la mémoire du peuple, qui, une fois asservi, a mis en lui sa prédilection, parce qu'il faisait quelquefois payer cher à l'ennemi commun, aux Turcs, les services qu'il leur rendait comme vassal, et paraissait ainsi, autant que les circonstances le permettaient, le vengeur de sa nation.

      Cette haine de race et de religion contre les Osmanlis n'est pas la seule qui anime les chants serbes; il en est une autre qui perce par endroits, et dont l'explosion a eu son importance dans les dernières années. Bien que le héros favori de la Hongrie, Jean Hunyadi, sous le nom de Jean de Sibigne, et son apocryphe neveu, le ban Sekula, jouent un certain rôle dans les légendes et poésies serbes, le Magyar catholique ou protestant n'y paraît guère moins détesté que le Turc infidèle, et il est de certaines expressions qui font pressentir les horreurs commises dans les guerres de 1848 et 1849[9].

      Au sein d'un état social tel que celui des Serbes, dans la poésie d'un peuple dont la vie est une sorte de communion intime et perpétuelle avec la nature, ce qui peut surprendre, c'est l'absence de l'élément mythique. Ce fait doit être attribué au génie pratique et positif, sans profondeur, et ennemi des spéculations abstraites, de la race slave[10]: contraste frappant avec la race teutonique, dont une fraction a laissé, dans les traditions cosmogoniques et héroïques des Eddas Scandinaves, un monument de son énergie morale et de ses aptitudes contemplatives. L'existence de poëtes-chanteurs, parmi les Slaves païens, est attestée par les écrivains byzantins du VIe siècle[11]; mais, selon toute apparence, leur tâche était, à l'opposé des druides et des scaldes, de célébrer les exploits guerriers des chefs. Autrement, le christianisme a été introduit si tard et sous une forme si élémentaire parmi les Slaves orientaux, la religion, en prenant pour idiome liturgique la langue nationale ou à peu près, les a tellement préservés des idées et d'une culture étrangères, qu'on devrait, en ce qui concerne les Serbes, trouver les débris nombreux d'une poésie mythique. Or, il n'existe rien de ce genre, car on ne saurait donner ce nom à des traces de la croyance orientale aux dragons et aux serpents, qui forme la base de quelques légendes et surtout de contes en prose[12]: tout vestige même de l'ancien culte a disparu, à l'exception peut-être des refrains inintelligibles des chansons dites Kralyitchke et Dodolské[13], lesquels paraissent renfermer des invocations à des divinités païennes; et, chose singulière, la poésie n'a pas admis non plus les superstitions populaires encore aujourd'hui les plus enracinées, telles que la croyance aux vampires (vampir, voukodlak) et à la sorcellerie. A cela, les Vilas seules font une exception remarquable et heureuse, comme agent surnaturel et vraiment poétique. On pourrait même, à la rigueur, voir en elles un mythe: êtres aux formes indécises que l'imagination n'a pas même déterminées, rarement aperçues, mais faisant souvent retentir leur voix prophétique ou menaçante, redoutables pour l'homme qui va les troubler dans leur solitude, douées d'une puissance bienfaisante par la connaissance des simples, elles sont comme le symbole des forces funestes ou salutaires

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