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Lourdes. Emile Zola
Читать онлайн.Название Lourdes
Год выпуска 0
isbn 4064066084202
Автор произведения Emile Zola
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
C'était un oubli du présent, un éveil du passé envahissant tout son être. Il remonta dans ses souvenirs, aussi loin qu'il put remonter. Il revoyait, à Neuilly, la maison où il était né, qu'il habitait encore, cette maison de paix et de travail, avec son jardin planté de quelques beaux arbres, qu'une haie vive, renforcée d'une palissade, séparait seule du jardin de la maison voisine, toute semblable. Il avait trois ans, quatre ans peut-être; et, un jour d'été, il revoyait, assis autour d'une table, à l'ombre du gros marronnier, son père, sa mère et son frère aîné, qui déjeunaient. Son père, Michel Froment, n'avait pas de visage distinct, il le voyait effacé et vague, avec son renom de chimiste illustre et son titre de membre de l'Institut, se cloîtrant dans le laboratoire qu'il s'était fait installer, au fond de ce quartier désert. Mais il retrouvait nettement son frère Guillaume, alors âgé de quatorze ans, sorti du lycée le matin pour quelque congé, et surtout sa mère, si douce, si peu bruyante, les yeux si pleins d'une bonté active. Plus tard, il avait su les angoisses de cette âme religieuse, de cette croyante qui s'était résignée, par estime et par reconnaissance, à épouser un incrédule, plus âgé qu'elle de quinze ans, dont sa famille avait reçu de grands services. Lui, enfant tardif de cette union, venu au monde lorsque son père touchait déjà à la cinquantaine, n'avait connu sa mère que respectueuse et conquise devant son mari, qu'elle s'était mise à aimer ardemment, avec le tourment affreux de le savoir en état de perdition. Et, tout d'un coup, un autre souvenir le saisit, le souvenir terrible du jour où son père était mort, tué dans son laboratoire par un accident, l'explosion d'une cornue. Il avait cinq ans alors, il se rappelait les moindres détails, le cri de sa mère, lorsqu'elle avait trouvé le corps fracassé, au milieu des débris, puis son épouvante, ses sanglots, ses prières, à l'idée que Dieu venait de foudroyer l'impie, damné à jamais. N'osant brûler les papiers et les livres, elle s'était contentée de fermer le cabinet, où personne n'entrait plus. Puis, dès ce moment, hantée par la vision de l'enfer, elle n'avait eu qu'une idée, s'emparer de son fils cadet, si jeune, l'élever dans une religion stricte, en faire la rançon, le pardon du père. Déjà, l'aîné, Guillaume, avait cessé de lui appartenir, grandi au collège, gagné par le siècle; tandis que celui-là, le petit, ne quitterait pas la maison, aurait un prêtre pour précepteur; et son rêve secret, son espoir brûlant était de le voir un jour prêtre lui-même, disant sa première messe, soulageant les âmes en souffrance d'éternité.
Une autre image vive se dressa, entre des branches vertes, criblées de soleil. Pierre aperçut brusquement Marie de Guersaint, telle qu'il l'avait vue un matin, par un trou de la haie qui séparait les deux propriétés voisines. M. de Guersaint, de petite noblesse normande, était un architecte mâtiné d'inventeur, qui s'occupait alors de la création de cités ouvrières, avec église et école: grosse affaire, mal étudiée, dans laquelle il risquait ses trois cent mille francs de fortune, avec son impétuosité habituelle, son imprévoyance d'artiste manqué. C'était une égale foi religieuse qui avait rapproché madame de Guersaint et madame Froment; mais, chez la première, nette et rigide, il y avait une maîtresse femme, une main de fer qui seule empêchait la maison de glisser aux catastrophes; et elle élevait ses deux filles, Blanche et Marie, dans une dévotion étroite, l'aînée surtout déjà grave comme elle, la cadette très pieuse, adorant le jeu cependant, d'une vie intense qui l'emportait en beaux rires sonores. Depuis leur bas âge, Pierre et Marie jouaient ensemble, la haie était continuellement franchie, les deux familles se mêlaient. Et, par ce matin de clair soleil où il la revoyait ainsi, écartant les branches, elle avait dix ans déjà. Lui, qui en avait seize, devait, le mardi suivant, entrer au séminaire. Jamais elle ne lui avait semblé si belle. Ses cheveux d'or pur étaient si longs, que, lorsqu'ils se dénouaient, ils la vêtaient tout entière. Il retrouvait son visage d'alors, avec une extraordinaire précision, ses joues rondes, ses yeux bleus, sa bouche rouge, l'éclat surtout de sa peau de neige. Elle était gaie et brillante comme le soleil, un éblouissement; et elle avait des pleurs au bord des paupières, car elle n'ignorait pas son départ. Tous deux s'étaient assis à l'ombre de la haie, au fond du jardin. Leurs doigts se joignaient, ils avaient le cœur très gros. Pourtant, dans leurs jeux, jamais ils n'avaient échangé de serments, tellement leur innocence était absolue. Mais, à la veille de la séparation, leur tendresse leur montait aux lèvres, ils parlaient sans savoir, se juraient de penser continuellement l'un à l'autre, de se retrouver un jour, comme on se retrouve au ciel, pour être bienheureux. Puis, sans s'expliquer comment, ils s'étaient pris entre les bras, à s'étouffer, ils se baisaient le visage, en pleurant des larmes chaudes. Et il y avait là un souvenir délicieux que Pierre avait emporté partout, qu'il sentait encore vivant en lui, après tant d'années et tant de douloureux renoncements.
Un cahot plus violent l'éveilla de sa songerie. Il regarda dans le wagon, entrevit de vagues êtres de souffrance, madame Maze immobile, anéantie de chagrin, la petite Rose jetant son doux gémissement sur les genoux de sa mère, la Grivotte étranglée d'une toux rauque. Un instant, la gaie figure de sœur Hyacinthe domina, dans la blancheur de sa guimpe et de sa cornette. C'était le dur voyage qui continuait, avec le rayon de divin espoir, là-bas. Puis, peu à peu, tout se confondit sous un nouveau flot lointain, venu du passé; et il ne resta encore que le cantique berceur, des voix indistinctes de songe qui sortaient de l'invisible.
Désormais, Pierre était au séminaire. Nettement, les classes, le préau avec ses arbres, s'évoquaient. Mais, soudain, il ne vit plus, comme dans une glace, que la figure du jeune homme qu'il était alors; et il la considérait, il la détaillait, ainsi que la figure d'un étranger. Grand et mince, il avait un visage long, avec un front très développé, haut et droit comme une tour, tandis que les mâchoires s'effilaient, se terminaient en un menton très fin. Il apparaissait tout cerveau; la bouche seule, un peu forte, restait tendre. Quand la face, sérieuse, se détendait, la bouche et les yeux prenaient une tendresse infinie, une faim inapaisée d'aimer, de se donner et de vivre. Tout de suite, d'ailleurs, la passion intellectuelle revenait, cette intellectualité qui l'avait toujours dévoré du souci de comprendre et de savoir. Et, ces années de séminaire, il ne se les rappelait qu'avec surprise. Comment avait-il donc pu accepter si longtemps cette rude discipline de la foi aveugle, cette obéissance à tout croire, sans examen? On lui avait demandé le total abandon de sa raison, et il s'y était efforcé, il était parvenu à étouffer en lui le torturant besoin de la vérité. Sans doute, il était amolli des larmes de sa mère, il n'avait que le désir de lui donner le grand bonheur rêvé. À cette heure, pourtant, il se souvenait de certains frémissements de révolte, il retrouvait au fond de sa mémoire des nuits passées à pleurer, sans qu'il sût pourquoi, des nuits peuplées d'images indécises, où galopait la vie libre et virile du dehors, où la figure de Marie revenait sans cesse, telle qu'il l'avait vue un matin, éblouissante et trempée de pleurs, le baisant de toute son âme. Et cela seul demeurait maintenant, les années de ses études religieuses, avec leurs leçons monotones, leurs exercices et leurs cérémonies semblables, s'en étaient allées dans une même brume, un demi-jour effacé, plein d'un mortel silence.
Puis, comme on venait de franchir une station à toute vapeur, dans le coup de vacarme de la course, ce fut en lui une succession de choses confuses. Il remarqua un grand clos désert, il crut s'y revoir à vingt ans. Sa rêverie s'égarait. Une indisposition assez grave, en le retardant dans ses études, l'avait jadis fait envoyer à la campagne. Il était resté longtemps sans revoir Marie: deux fois, pendant des vacances passées à Neuilly, il n'avait pu la rencontrer, car elle était continuellement en voyage. Il la savait très souffrante, à la suite d'une chute de cheval qu'elle avait faite, à treize ans, au moment où elle allait devenir femme; et sa mère, désespérée, en proie aux consultations contradictoires des médecins, la conduisait chaque année à une station d'eau différente. Puis, il avait appris le coup de foudre, la mort brusque de cette mère si sévère, mais si utile aux siens, et dans des circonstances tragiques: une fluxion de poitrine qui l'avait emportée en cinq jours, prise un soir de promenade, à