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intelligence infatigable: amasser lui donnerait de quoi choisir.

      «Il avait une bibliothèque de bons et de mauvais livres, comme est ordinairement celle d'un homme. Excepté trois ou quatre ouvrages signalés et interdits, l'abbé me livra les autres. Grimpée et blottie sur la marche la plus élevée de l'échelle, je passais mes récréations à parcourir toutes sortes de fatras et de bonnes choses. Mademoiselle Hoffmann arrivait et me grondait. Du haut de l'échelle, je la laissais dire et lorsque je la voyais faire mine de m'atteindre, je m'élançais sur le corps de bibliothèque que j'escaladais très lestement au risque de me casser le cou. Je vois d'ici les bustes d'Homère et de Socrate entre lesquels je prenais place et d'où je négociais pour descendre: ce qui n'arrivait qu'après avoir obtenu la permission de continuer la lecture qui m'intéressait.»

      Cette méthode hasardeuse eût développé chez la plupart le goût des ouvrages frivoles, elle fortifia dans Dorothée l'attrait vers les sciences les plus abstraites et les plus précises, «l'algèbre et les mathématiques que, dit-elle, je préférais à tout». Elle poussa ces sciences jusqu'aux calculs astronomiques. À treize ans, elle passait «avec un bonheur et un amour-propre singuliers de fréquentes soirées à l'observatoire de Berlin», derrière les grandes lunettes qui n'avaient jamais servi à de si jeunes yeux.

      Cette vocation à chercher toujours plus loin préparait son intelligence à d'autres recherches plus essentielles. Par delà les immensités du firmament s'étendent les abîmes obscurs de la destinée; une intelligence comme la sienne devait être attirée vers les mystères que la conscience pressent et que la foi révèle. La preuve de sa vocation pour ces problèmes est que, plus tard, elle fit d'eux son étude et son remède. Mais, à l'âge où l'esprit ne voyage pas encore seul, elle ne trouva pas de guides vers ces régions. «Mon éducation religieuse était nulle, je ne faisait point de prières, car je n'en savais pas.» Elle n'avait été «qu'une fois» au temple, un jour que le prédicateur était fort mauvais. Elle s'y était endormie. Jugeant qu'à son âge les moyens factices de provoquer le sommeil étaient superflus, elle déclara qu'elle ne retournerait plus à l'église, et dire Amen fut tout l'effort religieux de Piattoli et de mademoiselle Hoffmann.

      Donc, ni l'enfant ni ses maîtres ne croient à une loi divine du devoir. Dès lors, quelle incertitude sur ce devoir que les maîtres affirment seulement au nom de leur raison, que l'enfant peut contester au nom de la sienne! Où sont les prises sur la conscience à former? Sans doute leur affection pour leur élève et l'appel à son cœur leur donnent crédit sur elle, car son cœur est bon. Toutefois, si elle obéit souvent pour leur plaire, il lui arrive de se plaire à elle-même en désobéissant. Alors, leur unique ressource est de lui rappeler qu'elle doit à sa famille, à sa naissance, à son rang, à ses dons naturels, d'être par le savoir, par la générosité, par la douceur, par la patience, au-dessus des autres. Mademoiselle Hoffmann ne lui offre de ces prières que l'encens, Piattoli mêle, sous les formes les plus ingénieuses et enveloppées, les conseils aux éloges. Nous connaissons sa méthode par des lettres qu'il écrivait à son élève, quand des voyages l'éloignaient d'elle: on ne peut donner au nom d'une sagesse toute mondaine, de meilleures raisons à une grande dame pour ne jamais déchoir du piédestal où la société la place. Mais cette éducation n'agit que par une seule force: l'orgueil, et, en lui faisant appel sans cesse, elle le développe sans mesure. L'orgueil, certes, n'est pas un faible auxiliaire pour soutenir dans le caractère certaines vertus ostentatrices et certains respects de soi; mais il est un gardien bien envahisseur et gâte vite les vertus qu'il inspire. Il ne détend pas contre les faiblesses les plus coupables, si elles ne sont pas tenues pour avilissantes par le code arbitraire de l'honneur. Surtout il ne donne pas à l'âme où il commande la force de s'élever au-dessus de lui de lutter contre lui, de pratiquer les vertus humbles, d'aimer les devoirs méprisés. Rien n'enseignait à cette jeune âme le secret de s'oublier ou de se sacrifier; rien ne lui révélait les consolations intérieures qui rendent supportables les peines et précieux les actes où l'on n'est ni vu, ni plaint, ni admiré; rien ne lui préparait du courage pour le jour où les avantages présentés à sa jeunesse comme l'essentiel de la vie seraient emportés par l'âge ou les disgrâces.

      Dans cette éducation, le superflu a donc pris la place du nécessaire. Les lacunes sont attestées par les Souvenirs même. Ils notent sans embarras les faiblesses de cœur et de chair que surprit autour d'elle le regard trop hâtif de l'enfant: elles ne sont pas de celles que la loi mondaine réprouve. Ils avouent avec plus d'émotion le désordre dont elle avait dès lors conscience dans sa propre vie et qu'«un orgueil excessif, une indépendance constatée, des liens de parenté affaiblis, des idées religieuses sans force» furent le mal de sa jeunesse. Ils peignent mieux encore le vice de cette éducation dans les pages où elle veut, «après avoir parlé sincèrement de défauts, citer les qualités qui les atténuaient». Et dans les excuses qu'elle cherche à son orgueil, que d'orgueil encore! «Je n'ai de ma vie élevé des prétentions, dit-elle, que lorsque j'ai pu supposer à la malveillance l'intention de les contester»; mais c'est précisément si elles sont contestées, qu'il y a modestie à ne pas les soutenir, et les plus altiers n'ont plus sujet de les affirmer quand elles sont reconnues. «J'admettais peu de supériorités, mais je n'étais pas asses sotte pour n'en reconnaître aucune, celles que donnent de grandes vertus, des talents remarquables, la vieillesse a toujours trouvé en moi l'estime et le respect»; n'accorder préséance qu'à la longévité, au génie et à la sainteté, n'est pas répandre ses égards en prodigue, «Je n'ai jamais manqué à la politesse»: c'est dire qu'elle sait l'importance de ses moindres attitudes. Son désir de plaire «n'était jamais assez général pour qu'il pût cesser d'être flatteur»; mais cette politesse a «de mauvais moments», et alors sa science des gradations marque les distances plus qu'elle n'établit les rapports. «Donner le bonheur est une manière d'exercer la puissance qui a toujours eu un grand charme pour moi. Aussi dans tous les temps j'ai été la meilleure possible pour mes gens et utile autant qu'il dépendait de moi à ceux qui me montraient de la confiance et me demandaient un service ou une protection»; mais son bonheur à donner ces bonheurs est un plaisir d'autorité. Elle accomplit sa charge de protection envers ceux qui la sollicitent, elle ne se sent pas débitrice de bienveillance envers ceux qui lui sont étrangers, ne lui demandent rien, lui demeurent hostiles. Ses rapports avec le genre humain sont de condescendance, personne ne lui a dit que la perfection de la bonté est s'abaisser pour être de niveau avec ses clients, personne que la charité monte parfois de l'humble vers le privilégié.

       Table des matières

      Pour cette petite fille s'instruire était apprendre ce qu'elle voulait, de qui elle voulait, et quand elle voulait. Vivre était agir comme elle voulait.

      Le palais de Berlin, où depuis la mort de son père elle est revenue, lui appartient. Ce n'est pas elle qui habite chez sa mère, mais la mère qui habite chez sa fille, et non avec elle. La demeure s'étend assez vaste pour que plusieurs familles y tiennent à l'aise, chacune dans ses appartements. La duchesse occupe une partie de l'édifice, et Dorothée une autre. «Je savais beaucoup trop que la maison m'appartenait, que j'étais servie par mes gens, que mon propre argent payait mes dépenses, et qu'enfin mon établissement était complètement séparé du sien. J'allais le matin lui baiser la main, de temps en temps elle venait dîner chez moi. C'est à quoi se bornaient nos rapports.»

      La duchesse vivait pour ce groupe de quelque cent personnes qui, perdu dans la masse de deux milliards d'êtres humains, croit exister seul et s'appelle le monde. À Berlin, elle avait, par sa richesse, son rang et l'amitié de la famille royale, toutes facilités pour se choisir une petite cour dans la grande. Mais un irrespirable ennui émanait de cette noblesse toute gourmée de préséances: cette société vivait trop en gradins pour laisser place au plain-pied d'une compagnie. Frédéric II s'était délassé de l'apparat cérémonieux par les parties fines où il s'encanaillait d'esprit avec quelques familiers, instruits et gais sans être nés. L'air léger et joyeux qui soufflait de France, quelques-uns, en Allemagne, l'avaient respiré, mais demeuraient épars: la cour, la bourgeoisie, les lettrés vivaient, chacun

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