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En ces Polonais, civilisés depuis des siècles et rattachés par leurs croyances à l'Occident, elle avait enfin vu ce que sa délicatesse cherchait: une aristocratie dégagée des lourdeurs allemandes et des barbaries cosaques, affinée par toutes les souplesses de la race slave, et, sous le plus faible des gouvernements, la plus brillante des sociétés. Là une jeune fille avait paru à la duchesse l'emporter sur toutes, et, de l'avis général, les dons naturels de mademoiselle Christine Potocka devaient leur perfection à l'habileté de son institutrice, mademoiselle Hoffmann. Un homme aussi avait semblé à la duchesse supérieur aux autres; c'était l'abbé Piattoli, un Florentin, d'âge mûr, de visage noble, de belle prestance: ces avantages extérieurs n'étaient que la parure de dons plus essentiels, un caractère loyal, une nature généreuse, une intelligence vive, qui s'était chargée sans fatigue d'une vaste érudition, et avait, par préférence, approfondi les sciences exactes. Il eût voulu ne vivre que pour apprendre: il lui avait fallu, pour vivre, enseigner. Confiée à ses soins, l'éducation du prince Lubomirski avait instruit même le précepteur, qu'elle initia aux épreuves et aux espoirs de la Pologne déjà amoindrie, mais vivante encore. Le Florentin s'était senti le cœur polonais. Sa tâche auprès de son élève terminée, il mit son zèle au service de la nation, et, collaborateur des patriotes les plus actifs, devint le secrétaire de Stanislas-Auguste, auprès de qui la duchesse l'avait trouvé. Il s'était employé efficacement pour la noble solliciteuse. Depuis, la Pologne avait subi le dernier partage, et la ruine de la nation changé bien des destinées. Piattoli, traité en rebelle par la Russie, avait subi une dure captivité, jusqu'à ce que la duchesse, reconnaissante, obtînt son élargissement et lui offrît asile. Mademoiselle Christine Potocka, pour partager le sort de son père, otage à Pétersbourg, avait laissé mademoiselle Hoffmann sans élève. Sans élève! Elle peut donc instruire Dorothée! Et la duchesse, toute affaire cessante, s'assure les soins de l'incomparable institutrice. Mais quand Piattoli sut qu'il y avait un petit prodige à former, il voulut s'acquitter envers la fille de ce qu'il devait à la mère, déclara qu'il se sentait le goût de finir par son premier métier: et la personne de sept ans qui venait de naître à l'attention maternelle eut à la fois une institutrice et un gouverneur.

      Que mademoiselle Hoffmann, Allemande protestante, eût commencé par suivre en France un jeune Français, que la mort de celui-ci eût devancé leur mariage, que, pour partager du moins sa foi et le mieux pleurer, la presque veuve se fût convertie au catholicisme et à la vie religieuse, que, sur le point de prononcer ses vœux, elle eût abandonné son couvent, et traversé deux religions pour y dépouiller toute croyance, la duchesse ne s'en était pas inquiétée. Pour l'abbé Piattoli, malgré son titre, il était laïque, un peu libertin et tout à fait incrédule. Sa foi se bornait à une idolâtrie de la métaphysique encyclopédiste. Et tandis que mademoiselle Hoffmann, «passionnée pour l'Émile», appliquait à son élève l'hygiène de Rousseau, Piattoli «estimait Condillac un guide plus sûr que l'Evangile». Mais comment la duchesse eût-elle été assez en retard sur la mode pour garder les scrupules déjà éteints dans son monde?

      L'enseignement laïque, en effet, date du XVIIIe siècle et fut inauguré dans toute l'Europe par l'aristocratie. La France donna le signal: là, plus qu'en aucun autre pays, une royauté usurpatrice de toutes les forces sociales avait gâté les classes les plus proches d'elle, par les tentations de ses exemples et les mauvais conseils de l'oisiveté. La décadence des mœurs avait préparé celle des croyances et la philosophie du XVIIIe siècle était née de cette corruption. Il devenait si commode pour ceux à qui on n'avait laissé d'autre tâche que le plaisir, de se faire une morale conforme à leurs penchants, de se rendre ainsi la vie facile et la conscience légère. Il était si flatteur pour chacun de croire à la bonté naturelle du genre humain, au progrès continu de la raison dans les cœurs purs. Il était si logique de rejeter, comme des fables injurieuses pour cette raison, les croyances gênantes pour cette joie de vivre et négatrices de cette bonté native. Et comme tout ce qui venait de nous faisait alors autorité, nos mauvaises doctrines avaient, par le crédit de notre langue, envahi l'Europe. Loin que les gouvernements étrangers tentassent de fermer leurs pays à la contagion, les plus absolus des souverains, Catherine et Frédéric, furent les plus hospitaliers. Flatter les philosophes était être célébré en retour par ces entrepreneurs de renommée, favoriser l'empire des sens était dissoudre les énergies dangereuses des sujets, la politique et la vie de ces princes leur faisaient importune l'idée d'un juge à qui rien ne demeure caché et que rien ne fléchit, être délivrés de lui supprimait la grande borne de leur pouvoir. La solidité de leur autocratie rassurait, à son tour, leurs sujets sur les conséquences de cette nouveauté française, et l'élite de leur noblesse s'amusa aux doctrines encyclopédistes comme aux jeux innocents de l'esprit. Le plus signalé service à rendre aux enfants de bonne maison fut de leur découvrir un maître philosophe, de poursuivre leur éducation en Occident et de la parfaire à Paris, où les jeunes gens suivraient les dernières modes de l'intelligence. Veut-on saisir, sur le fait, ce mélange des élégances aristocratiques et des doctrines révolutionnaires: qu'on lise l'ouvrage publié récemment, par le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, sur le comte Paul Stroganov[2]. Le père de celui-ci, un grand seigneur, ami de l'impératrice Catherine, cherche au fond de l'Auvergne, pour précepteur, Romme, le futur montagnard, le futur supplicié de Prairial, un mathématicien qui mettait la politique au nombre des sciences exactes, et adorait, pour être suprême, l'humanité. Romme entreprend l'éducation du jeune Paul en Russie et l'achève à Paris quand la révolution commence. Dans la ville où tous les étrangers de distinction se trouvent chez eux, Stroganov et son maître ont été précédés par Piatoli et Lubomirski, son élève. Ce dernier a été rejoint par son cousin, le prince Adam Czartoryski, et, dans ses Mémoires, le prince Adam parle de ce qu'il dut à la sagesse de Piattoli. Romme, plus philosophe encore, ne veut pour Stroganov que des relations pures: c'est pourquoi il le conduit chez Théroigne de Méricourt et l'affilie à la société des jacobins. Quand le vieux Stroganov trouve, enfin, que c'est trop de principes, il choisit, pour ramener en Russie le jeune Paul, un parent sage, Novossilltzov, qui, à Londres, étudie les institutions et adopte les libertés anglaises. Koutchoubey qui, avec Stroganov, Novossilltzov et Czartoryski, jouera bientôt un rôle dans la politique russe, s'est acclimaté, non loin d'eux, en Suisse, aux idées républicaines. Eux-mêmes les petits-fils de Catherine, Alexandre, héritier du trône, et son frère Constantin ont pour maître le Suisse et républicain Laharpe, qui croit tenir de son compatriote, Jean-Jacques, la minute préhistorique du Contrat social. Quand des hommes d'expérience et des souverains choisissaient ainsi les maîtres de leurs enfants, faut-il s'étonner si l'exemple imposait à une femme superficielle, et persuadée qu'avec de bonnes manières on ne saurait avoir de mauvaises doctrines?

      En s'assurant les deux éducateurs dont elle avait ouï dire le plus de bien, la duchesse croyait avoir réparé le temps perdu. Elle n'avait pas prévu l'inévitable, leur discorde. Piattoli et mademoiselle Hoffmann, dit leur élève, «avaient commencé par s'aimer trop», mais firent vite pénitence, en se détestant. Il suffisait qu'ils tinssent chacun à son système d'enseigner pour avoir des prétextes à mésintelligences. Elles devinrent passionnées quand tous deux devinrent jaloux de leur élève, et que, pour se disputer la première place dans son cœur et dans son esprit, tout leur fut arme. Départager ces compétences furieuses appartenait à l'impartial arbitrage de la mère. Mais elle manquait d'aptitude et de loisir. C'est l'enfant qui, seule, allait choisir entre les avis contraires, gouverner son éducation et, par suite, ses maîtres. «Je ne prenais de tous deux que ce qui, à mon propre jugement, me paraissait raisonnable, et ce qui, surtout, se trouvait de mon goût.» Non qu'elle fût indocile. Elle accepta les épreuves par lesquelles on impose à toutes les jeunes filles tous les beaux-arts; elle dansait bien, dessinait mieux, brodait à miracle et ne se fit prier que pour la musique: elle aimait à l'entendre, mais jouée par les autres. Elle avait peu de goût pour les exercices du corps et ne consentait à la promenade «qu'à la condition de grimper aux arbres». Elle se trouvait trop grande pour jouer avec les enfants de son âge. Elle n'avait d'attraits que pour la pensée: histoire, littérature, philosophie, elle était disposée à apprendre plus qu'on ne songeait à lui enseigner. Sa curiosité universelle se faisait promener dans l'inconnu par son institutrice et par son gouverneur. Cette ardeur d'apprendre, la maturité précoce de cette raison confirmaient la foi

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