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La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Madame d' Aulnoy
Читать онлайн.Название La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle
Год выпуска 0
isbn 4064066082901
Автор произведения Madame d' Aulnoy
Жанр Книги о Путешествиях
Издательство Bookwire
Je vous ai marqué par ma dernière lettre tout ce qui m'est arrivé jusqu'à Bayonne. Vous savez que c'est une ville de France, frontière du royaume d'Espagne. Elle est arrosée par les rivières de l'Adour et de la Nive qui se joignent ensemble, et la mer monte jusque-là; le port et le commerce y sont considérables. J'y vins de Dax par eau, et je remarquai que les bateliers de l'Adour ont la même habitude que ceux de la Garonne; c'est-à-dire, qu'en passant à côté les uns des autres, ils se chantent pouille, et ils aimeraient mieux n'être point payés de leur voyage que de manquer à se faire ces sortes de huées, quoiqu'elles étonnent ceux qui n'y sont pas accoutumés. Il y a deux châteaux assez forts pour bien défendre la ville, et l'on y trouve en plusieurs endroits des promenades très-agréables.
Lorsque je fus arrivée, je priai le baron de Castelnau, qui m'avait accompagnée depuis Dax, de me donner la connaissance de quelques jolies femmes avec lesquelles je pusse attendre sans impatience les litières qu'on devait m'envoyer de Saint-Sébastien.
Il n'eut pas de peine à me satisfaire, parce que, étant homme de qualité et de mérite, on le considère fort à Bayonne; il ne manqua pas, dès le lendemain, de m'amener plusieurs dames me rendre visite; c'est la coutume, en ce pays, d'aller voir les dernières venues, lorsqu'on est informé quelles elles sont.
Elles commencent là de se ressentir des ardeurs du soleil; leur teint est un peu brun; elles ont les yeux brillants; elles sont aimables et caressantes; leur esprit est vif, et je vous rendrais mieux raison de leur enjouement si j'eusse entendu ce qu'elles disaient. Ce n'est pas qu'elles ne sachent toutes parler français, mais elles ont tant d'habitude au langage de leur province, qu'elles ne peuvent le quitter, et comme je ne le savais point, elles faisaient entre elles d'assez longues conversations où je n'entendais rien.
Quelques-unes, qui vinrent me voir, avaient un petit cochon de lait sous le bras, comme nous portons nos petits chiens; il est vrai qu'ils étaient fort décrassés et qu'il y en avait plusieurs avec des colliers de rubans de différentes couleurs; mais, vous conviendrez que c'est une inclination fort bizarre, et je suis persuadée qu'il y en a beaucoup entre elles dont le goût est trop bon pour s'accommoder de cette coutume. Il fallut, lorsqu'elles dansèrent, laisser aller dans la chambre ces vilains animaux, et ils firent plus de bruit que des lutins. Ces dames dansèrent à ma prière, le baron de Castelnau ayant envoyé querir les flûtes et les tambourins. Pour vous faire entendre ce que c'est, il faut vous dire qu'un homme joue en même temps d'une espèce de fifre et du tambourin, qui est un instrument de bois fait en triangle et fort long, à peu près comme une trompette marine, montée d'une seule corde, qu'on frappe avec un petit bâton; cela rend un son de tambour assez singulier.
Les hommes, qui étaient venus accompagner les dames, prirent chacun celle qu'il avait amenée, et le branle commença en rond, se tenant tous par la main; ensuite, ils se firent donner des cannes assez longues, ne se tenant plus que deux à deux avec des mouchoirs qui les éloignaient les uns des autres. Leurs airs ont quelque chose de gai et de fort particulier, et le son aigu de ces flûtes se mêlant à celui des tambourins, qui est assez guerrier, inspire un certain feu qu'ils ne pouvaient modérer; il me semblait que c'était ainsi que devait se danser la Pyrrhique, dont parlent les anciens, car ces messieurs et ces dames faisaient tant de tours, de sauts et de cabrioles, leurs cannes se jetaient en l'air et se reprenaient si adroitement, que l'on ne peut décrire leur légèreté et leur souplesse. J'eus aussi beaucoup de plaisir à les voir, mais cela dura un peu trop longtemps; je commençais à me lasser de ce bal mal ordonné, lorsque le baron de Castelnau, qui s'en aperçut, fit apporter plusieurs bassins de très-belles confitures sèches. Ce sont des juifs qui passent pour Portugais et qui demeurent à Bayonne, qui les font venir de Gênes; ils en fournissent tout le pays. On servit quantité de limonades et d'autres eaux glacées, dont ces belles dames burent à longs traits, et la fête finit ainsi.
On me mena le lendemain voir la synagogue des juifs, au faubourg du Saint-Esprit; je n'y trouvai rien de remarquable. M. de Saint-Pé[1], lieutenant du roi, qui m'était venu voir, quoiqu'il fût fort incommodé de la goutte, me convia de dîner chez lui. J'y fis un repas très-délicat et magnifique, car c'est un pays admirable pour la bonne chère; tout y est en abondance et à très-grand marché. J'y trouvai des femmes de qualité extrêmement bien faites qu'il avait priées pour me tenir compagnie. La vue du château, qui donne sur la rivière, est fort belle; il y a toujours une bonne garnison.
Lorsque je fus de retour chez moi, je demeurai surprise d'y trouver plusieurs pièces de toile qu'on m'avait apportées de la part des dames qui m'étaient venues voir, avec des caisses pleines de confitures sèches et de bougies. Ces manières me parurent fort honnêtes pour une dame qu'elles ne connaissaient que depuis trois ou quatre jours; mais il ne faut pas que j'oublie de vous dire qu'on ne peut voir de plus beau linge que celui que l'on fait en ce pays-là, il y en a d'ouvré et d'autre qui ne l'est point. La toile en est faite d'un fil plus fin que les cheveux, et le beau linge y est si commun, qu'il me souvient qu'en passant par les landes de Bordeaux, qui sont des déserts où l'on ne rencontre que des chaumières et des paysans qui font compassion par leur extrême pauvreté, je trouvai qu'ils ne laissaient pas d'avoir d'aussi belles serviettes que les gens de qualité en ont à Paris.
Je ne manquai pas de renvoyer à ces dames de petits présents que je crus qui leur feraient plaisir. Je m'étais aperçue qu'elles aimaient passionnément les rubans, et elles en mettaient quantité sur leur tête et à leurs oreilles; je leur en envoyai beaucoup; je joignis à cela plusieurs beaux éventails; en revanche, elles me donnèrent des gants et des bas de fil d'une finesse admirable.
En me les envoyant, elles me convièrent d'aller au salut aux Frères Prêcheurs, qui n'étaient pas éloignés de ma maison. Elles savaient que j'ai quelque goût pour la musique, et elles voulurent me régaler de ce qu'il y avait de plus excellent dans la ville. Mais encore qu'il y eût de très-belles voix, l'on ne pouvait guère avoir du plaisir à les entendre, parce qu'ils n'ont ni la méthode ni la belle manière du chant. J'ai remarqué dans toute la Guyenne et vers Bayonne que l'on y a de la voix naturellement et qu'il n'y manque que de bons maîtres.
Les litières que l'on devait m'envoyer d'Espagne étant arrivées, je songeai à mon départ: mais je vous assure que je n'ai jamais rien vu de plus cher que ces sortes d'équipages, car chacune des litières a son maître qui l'accompagne. Il garde la gravité d'un sénateur romain, monté sur un mulet et son valet sur un autre, dont ils relaient de temps en temps ceux qui portent les litières; j'en avais deux, je pris la plus grande pour moi et mon enfant; j'avais outre cela quatre mules pour mes gens et deux autres pour mon bagage. Pour les conduire, il y avait encore deux maîtres et deux valets; voyez quelle misère de payer cette quantité de gens inutiles pour aller jusqu'à Madrid et pour en revenir aussi, parce qu'ils comptent leur retour au même prix: mais il faut s'accommoder à leur usage et se ruiner avec eux, car ils traitent les Français ce qui s'appelle de Turc à Maure.
Sans sortir de Bayonne, je trouvai des Turcs et des Maures, et je crois même quelque chose de pis: ce sont les gens de la douane. J'avais fait plomber mes coffres à Paris tout exprès pour n'avoir rien à démêler avec eux; mais ils furent plus fins, ou pour mieux dire, plus opiniâtres que moi, et il leur fallut donner tout ce qu'ils demandèrent. J'en étais encore dans le premier mouvement de chagrin, lorsque les tambours, les trompettes, les violons, les flûtes et les tambourins de la ville me vinrent faire désespérer; ils me suivirent bien plus loin que la porte Saint-Antoine, qui est celle par où l'on sort quand on va en Espagne par la Biscaye; ils jouaient chacun à leur mode et tous à la fois sans s'accorder; c'était un vrai charivari. Je leur fis donner quelque argent, et comme ils ne voulaient que cela, ils prirent promptement congé de moi. Aussitôt que nous eûmes quitté Bayonne, nous entrâmes dans une campagne stérile, où nous ne vîmes que des châtaigniers; mais nous passâmes ensuite le long du rivage de la mer, dont le sable fait un beau chemin, et la vue est fort agréable en ce lieu.
Nous arrivâmes d'assez bonne heure à Saint-Jean de Luz. Il ne se peut rien voir de plus joli, c'est