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elle dormait d'un profond sommeil. Elle était à demi déshabillée, et il eut le temps de découvrir des beautés qui augmentaient encore la force de sa passion. Il s'approcha si doucement d'elle, qu'elle ne s'éveilla point; il y avait déjà quelques moments qu'il la regardait avec tous les transports d'un homme qui ne se possède plus, lorsque, voyant sa gorge nue, il ne put s'empêcher de lui faire un larcin amoureux. Elle se réveilla en sursaut, elle n'avait pas encore les yeux bien ouverts, la chambre était sombre, et elle n'aurait jamais pu croire que Don Louis eût été si téméraire. Je vous ai dit, Madame, qu'il ressemblait beaucoup au marquis de Barbaran; elle ne douta donc point que ce fût lui, et le nommant plusieurs fois mon cher marquis et mon cher époux, elle l'embrassa tendrement. Il connut bien son erreur; quelque plaisir qu'elle lui procurât, il aurait souhaité n'en être redevable qu'aux bontés de sa maîtresse. Mais, ô ciel! quel contre-temps! le marquis vint dans ce dangereux moment, et ce ne fut pas sans la dernière fureur qu'il vit la liberté que Don Louis prenait auprès de sa femme. Au bruit qu'il avait fait en entrant, elle avait tourné les yeux vers la porte, et voyant entrer son mari qu'elle croyait auprès d'elle, l'on ne peut rien ajouter à sa surprise et à son affliction de se trouver entre les bras d'un autre. Don Louis, désespéré de cette aventure, se flatta que peut-être il ne l'aurait pas reconnu; il passa promptement dans la galerie; et trouvant une fenêtre ouverte qui donnait sur le jardin, il s'y jeta et sortit aussitôt par une porte de derrière. Le marquis le poursuivit sans pouvoir le joindre. En revenant sur ses pas, il trouva malheureusement le portrait de la marquise qui était tombé du bras de Don Louis comme il courait. Il fit sur-le-champ de très-cruelles réflexions; un tête-à-tête de Don Louis et de sa femme à une heure où les dames ne voient personne, ce portrait rattaché de ses cheveux qu'il venait de laisser tomber, enfin avoir vu la marquise l'embrasser, tout cela ensemble lui donna lieu de soupçonner sa vertu. «Je suis trahi, s'écria-t-il, je suis trahi par tout ce que j'aimais au monde; qui peut être aussi malheureux que moi?» En achevant ces mots, il rentra dans la chambre de sa femme. Elle se jeta d'abord à ses pieds, et, fondant en larmes, elle voulut se justifier et lui faire connaître son innocence; mais le démon de la jalousie le possédait à un tel point, qu'il la repoussa avec violence, il n'écouta plus que les transports de sa rage et de son désespoir, et détournant les yeux, pour ne pas voir un objet aussi aimable et qu'il avait tant aimé, il eut la barbarie d'enfoncer son poignard dans le sein de la plus belle et de la plus vertueuse femme du monde. Elle se laissa égorger comme une innocente victime, et son âme sortit avec un ruisseau de sang.

      «O Dieu! m'écriai-je, trop imprudent Don Louis, pourquoi abandonniez-vous cette charmante personne aux fureurs d'un mari amoureux, emporté et jaloux? Vous l'auriez arrachée de ses cruelles mains.—Hélas! Madame, reprit ce gentilhomme, il sortit sans réflexion, et s'il avait pu prévoir un tel malheur, que n'aurait-il pas fait?»

      «Aussitôt que l'infortunée marquise eut rendu les derniers soupirs, son bourreau ferma son appartement, prit tout ce qu'il avait de pierreries et d'argent, monta à cheval et s'enfuit avec une diligence extrême. Don Louis, inquiet et plus amoureux qu'il ne l'avait jamais été, revint le soir chez elle, au hasard de tout ce qui pourrait lui arriver. Il fut surpris quand on lui dit qu'elle avait toujours dormi, que sa chambre était encore fermée et que le marquis était monté à cheval. Un pressentiment secret commença de lui faire tout craindre; il fut vite dans le jardin, et par la même fenêtre qu'il avait trouvée ouverte, il entra dans la galerie et de là dans la chambre. Il y faisait si sombre, qu'il marchait à tâtons, lorsqu'il sentit quelque chose qui faillit le faire tomber. Il se baissa et connut bien que c'était un corps mort. Il poussa un grand cri, et ne doutant point que ce fût celui de sa chère maîtresse, il tomba pâmé de douleur. Quelques-unes des femmes de la marquise se promenaient sous les fenêtres de son appartement; elles entendirent les cris de Don Louis; elles montèrent aisément par la même fenêtre et entrèrent. Quel triste spectacle, bon Dieu! peut-on se le figurer! l'amante morte, l'amant prêt à mourir; je ne trouve point de paroles qui vous puissent bien exprimer l'état où il était. Il ne fut pas plutôt revenu à soi par la force des remèdes, que sa douleur, sa rage et son désespoir éclatèrent avec tant de violence, que l'on croyait qu'il n'y aurait jamais rien qui pût le consoler, et je suis persuadé qu'il n'aurait point survécu à celle dont il venait de causer la perte, si le désir de la venger ne l'avait encore animé.

      «Il partit comme un furieux à la quête du marquis de Barbaran, il le chercha partout sans pouvoir le trouver. Il parcourut l'Italie, passa par l'Allemagne, il revint en Flandre, il se rendit en France. On l'assura que le marquis était à Valence, en Espagne. Il y fut et ne l'y rencontra point. Enfin, trois ans s'étant écoulés sans qu'il pût trouver les moyens de sacrifier son ennemi aux mânes de sa maîtresse; la grâce qui peut tout, et particulièrement sur les grandes âmes, toucha la sienne si efficacement, que tout à coup il changea ses désirs de vengeance en des désirs sérieux de faire son salut et de sortir du monde.

      «Étant rempli de cet esprit, il retourna en Sardaigne: il vendit tout son bien, qu'il distribua à quelques-uns de ses amis, qui avec beaucoup de mérites étaient fort pauvres, et par ce moyen il se rendit si pauvre lui-même, qu'il voulut être réduit à demander l'aumône.

      «Il avait vu, en allant autrefois à Madrid, un lieu tout propre à faire un ermitage (c'est vers le Mont-Dragon). Cette montagne est presque inaccessible, et l'on n'y passe que par une ouverture qui est au milieu d'un grand rocher. Elle se ferme lorsqu'il tombe de la neige, et l'ermitage est enseveli plus de six mois dessous. Don Louis en fit bâtir un en ce lieu; il avait accoutumé d'y passer des années entières sans voir qui que ce soit. Il y faisait les provisions nécessaires, il a de bons livres et il demeurait seul dans cette affreuse solitude; mais cette année, on l'a forcé de venir ici à cause d'une grande maladie dont il a pensé mourir. Il y a déjà quatre ans qu'il mène une vie toute spirituelle et si différente de celle pour laquelle il était né, que ce n'est qu'avec peine qu'il voit les personnes qui le connaissent.

      «A l'égard du marquis de Barbaran, il a quitté pour jamais l'île de Sardaigne, où il n'a pas la liberté de retourner. J'ai appris qu'il s'est remarié à Anvers, à la veuve d'un Espagnol nommé Fonceca.

      «Et c'est lui-même qui a raconté à un de mes amis les particularités de son crime; il en est si furieusement bourrelé, qu'il croit toujours voir sa femme mourante qui lui fait des reproches, et son imagination en est si blessée, qu'il en a contracté une noire mélancolie dont on appréhende qu'il ne meure bientôt ou qu'il ne perde tout à fait l'esprit.»

      «Ce cavalier se tut à cet endroit, et comme je n'avais pu m'empêcher de pleurer la fin tragique d'une si aimable personne, Don Fernand de Tolède, qui l'avait remarqué et qui n'avait pas voulu m'en parler, crainte d'interrompre le fil de l'histoire, m'en fit la guerre et me dit galamment, qu'il était ravi de me connaître sensible a la pitié, et que je pourrais n'être pas longtemps sans trouver des sujets dignes de l'exercer. Je m'arrêtai moins à lui répondre, qu'à remercier ce gentilhomme qui avait bien voulu me raconter une aventure aussi extraordinaire. Je le priai de faire mes compliments à Don Louis et de lui donner de ma part deux pistoles, puisqu'il recevait des aumônes. Don Fernand et chacun des chevaliers en donnèrent autant. «Voilà, nous dit ce cavalier, de quoi enrichir les pauvres de Vittoria, car Don Louis ne s'approprie pas des charités si fortes.» Nous dîmes qu'il en était le maître et qu'il en ferait tel usage qu'il jugerait à propos; mais pour en revenir à mes aventures.»

      Bien que j'aie un passe-port du roi d'Espagne le mieux spécifié et le plus général qu'il est possible, j'ai été obligée de prendre un billet de la douane, car, sans cette précaution, on aurait confisqué toutes mes hardes. De quoi me sert le passe-port du roi? leur ai-je dit.—De rien du tout, ont-ils répliqué; les commis et les gardes des douanes ne daignent pas même jeter les yeux dessus; ils disent qu'il faut que le roi vienne les assurer que cet ordre vient de lui; lorsque l'on manque à la formalité de prendre ce billet, l'on vous confisque tout ce que vous avez. Il est inutile de s'excuser sur ce que l'on est étranger et qu'on est mal informé des coutumes du pays. Ils répondent sèchement que l'ignorance de l'étranger fait le profit de l'Espagnol[16]. Le mauvais temps m'a retenue encore deux jours ici, pendant lesquels j'ai vu la Gouvernante et la Comédie. La principale place de cette ville est ornée d'une fort belle fontaine,

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