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était engagée par toutes sortes de raisons à conserver l'unique héritier de la branche espagnole, appréhendant de le perdre, n'avait osé le faire étudier de peur de lui donner trop d'application et d'altérer sa santé qui, dans la vérité, était fort faible; et l'on a remarqué que ce nombre de femmes avec lesquelles le Roi était toujours et qui le reprenaient trop aigrement des petites fautes qu'il commettait, lui avait inspiré une si grande aversion pour elles que, dès qu'il savait qu'une dame l'attendait en quelque endroit sur son passage, il passait par un degré dérobé, ou se tenait enfermé tout le jour dans sa chambre. La marquise de Los-Velez, qui a été sa gouvernante, m'a dit qu'elle a cherché l'occasion de lui parler six mois de suite fort inutilement. Mais, enfin, quand le hasard faisait qu'elles parvenaient à le joindre, il prenait le placet de leurs mains et tournait la tête, de crainte de les voir. Sa santé s'est si bien affermie, que son mariage avec l'archiduchesse, fille de l'Empereur, ayant été rompu par Don Juan, à cause que c'était l'ouvrage de la reine-mère, il a souhaité d'épouser Mademoiselle d'Orléans. Les circonstances de la paix qui vient d'être conclue à Nimègue lui firent jeter les yeux sur cette princesse, dont les belles qualités, Madame, vous sont encore mieux connues qu'à moi.

      Il aurait été difficile de croire qu'ayant des dispositions si éloignées de la galanterie, il fût devenu tout à coup aussi amoureux de la Reine qu'il le devint sur le seul récit qu'on lui fit de ses bonnes qualités, et sur son portrait en miniature qu'on lui apporta. Il ne veut plus le quitter et le met toujours sur son cœur; il lui dit des douceurs qui étonnent tous les courtisans, car il parle un langage qu'il n'a jamais parlé; sa passion pour la princesse lui fournit mille pensées qu'il ne peut confier à personne; il lui semble que l'on n'entre pas assez dans ses impatiences, et dans le désir qu'il a de la voir; il lui écrit sans cesse, et il fait partir presque tous les jours des courriers extraordinaires pour lui porter ses lettres, et lui rapporter de ses nouvelles. Lorsque vous serez à Madrid, ajouta Don Frédéric, vous apprendrez, Madame, plusieurs particularités qui, sans doute, se seront passées depuis que j'en suis parti et qui satisferont peut-être plus votre curiosité que ce que je vous ai dit. Je vous suis très-obligée, répliquai-je, de votre complaisance; mais faites-moi la grâce encore de me dire quel est le véritable caractère des Espagnols. Vous les connaissez, et je suis persuadée que rien n'est échappé à vos lumières; comme vous m'en parlerez sans passion et sans intérêt, je pourrai m'en tenir à ce que vous m'en direz. Pourquoi croyez-vous, Madame, reprit-il en souriant, que je vous en parle plus sincèrement qu'un autre? il y a des raisons qui pourraient me rendre suspect; ils sont mes maîtres, je devrais les ménager, et si je ne suis pas assez politique pour le faire, le chagrin d'être contraint de leur obéir serait propre à me donner sur leur chapitre des idées contraires à la vérité. Quoi qu'il en soit, dis-je en l'interrompant, je vous prie de m'apprendre ce que vous en savez.

      Les Espagnols, dit-il, ont toujours passé pour être fiers et glorieux: cette gloire est mêlée de gravité, et ils la poussent si loin, qu'on peut l'appeler un orgueil outré. Ils sont braves sans être téméraires: on les accuse même de n'être pas assez hardis. Ils sont colères, vindicatifs sans faire paraître d'emportement, libéraux sans ostentation, sobres pour le manger, trop présomptueux dans la prospérité, trop rampants dans la mauvaise fortune. Ils adorent les femmes, et ils sont si fort prévenus en leur faveur que l'esprit n'a point assez de part au choix de leurs maîtresses. Ils sont patients avec excès, opiniâtres, paresseux, particuliers, philosophes; du reste, gens d'honneur et tenant leur parole au péril de leur vie. Ils ont beaucoup d'esprit et de vivacité, comprennent facilement, s'expliquent de même et en peu de paroles. Ils sont prudents, jaloux sans mesure, désintéressés, peu économes, cachés, superstitieux, fort catholiques, du moins en apparence. Ils font bien les vers et sans peine. Ils seraient capables des plus belles sciences, s'ils daignaient s'y appliquer. Ils ont de la grandeur d'âme, de l'élévation d'esprit, de la fermeté, un sérieux naturel, et un respect pour les dames qui ne se rencontre point ailleurs. Leurs manières sont composées, pleines d'affectation; ils sont entêtés de leur propre mérite, et ne rendent presque jamais justice à celui des autres. Leur bravoure consiste à se tenir vaillamment sur la défensive, sans reculer et sans craindre le péril; mais ils n'aiment point à le chercher et ils ne s'y portent pas naturellement, ce qui vient de leur jugement plutôt que de leur timidité. Ils connaissent le péril et ils l'évitent; leur plus grand défaut, selon moi, c'est la passion de se venger et les moyens qu'ils y emploient. Leurs maximes, là-dessus, sont absolument opposées au christianisme et à l'honneur: lorsqu'ils ont reçu un affront, ils font assassiner celui qui le leur a fait. Ils ne se contentent pas de cela, car ils font assassiner aussi ceux qu'ils ont offensés dans l'appréhension d'être prévenus, sachant bien que s'ils ne tuent ils seront tués. Ils prétendent s'en justifier quand ils disent que leur ennemi ayant pris le premier avantage, ils doivent s'assurer du second; que s'ils y manquaient, ils feraient tort à leur réputation; que l'on ne se bat point avec un homme qui vous a insulté; qu'il se faut mettre en état de l'en punir, sans courre la moitié du danger. Il est vrai que l'impunité autorise cette conduite: car le privilége des Églises et des couvents d'Espagne est de donner une retraite assurée aux criminels, et, tout autant qu'ils le peuvent, ils commettent leurs mauvaises actions près du sanctuaire, pour n'avoir guère de chemin à faire jusqu'à l'autel; on le voit souvent embrassé par un scélérat, le poignard encore à la main, tout sanglant du meurtre qu'il vient de commettre[25].

      A l'égard de leur personne, ils sont fort maigres, petits, la taille fine, la tête belle, les traits réguliers, les yeux beaux, les dents assez bien rangées, le teint jaune et basané. Ils veulent que l'on marche légèrement, que l'on ait la jambe grosse et le pied petit, que l'on soit chaussé sans talon, que l'on ne mette point de poudre, qu'on se sépare les cheveux sur le côté de la tête et qu'ils soient coupés tout droits et passés derrière les oreilles, avec un grand chapeau doublé de taffetas noir, une golille plus laide et plus incommode qu'une fraise, un habit toujours noir; au lieu de chemise des manches de taffetas ou de tabis noir, une épée étrangement longue, un manteau de frise noire par là-dessus, des chausses très-étroites, des manches pendantes et un poignard. En vérité, tout cela gâte à tel point un homme, quelque bien fait qu'il puisse être d'ailleurs, qu'il semble qu'ils affectent l'habillement le moins agréable de tous, et les yeux ne peuvent s'y accoutumer.

      Don Frédéric aurait continué de parler, et j'avais tant de plaisir à l'entendre que je ne l'aurais point interrompu; mais il s'interrompit lui-même, ayant remarqué que la reprise d'hombre venait de finir, et comme il eut peur que je ne voulusse me retirer, et que nous devions partir le lendemain de bonne heure, il sortit avec les autres messieurs. Je me levai, en effet, fort matin, parce que nous avions une grande journée à faire pour aller coucher à Birbiesca. Nous suivîmes la rivière pour éviter les montagnes, et nous passâmes, à Oron, un gros ruisseau qui se jette dans l'Èbre. Nous entrâmes, peu après, dans un chemin si étroit qu'à peine nos litières pouvaient y passer. Nous montâmes le long d'une côte fort droite jusqu'à Pancorvo, dont je vis le château sur une éminence voisine. Nous traversâmes une grande plaine, et c'était une nouveauté pour nous de voir un pays uni. Celui-ci est environné de plusieurs montagnes, qui semblent se tenir comme une chaîne, et particulièrement la chaîne d'Occa; il fallut passer encore une petite rivière avant que d'arriver à Birbiesca. Ce n'est qu'un bourg qui n'a rien de remarquable que son collége et quelques jardins assez jolis le long de l'eau; mais je puis dire que nous nous y rendîmes par le plus mauvais temps que nous eussions encore eu. J'en étais si fatiguée, qu'en arrivant je me mis au lit; ainsi je ne vis Don Fernand de Tolède et les autres chevaliers que le lendemain à Castel de Peones; mais il faut bien vous dire, comme l'on est dans les hôtelleries, et comptez qu'elles sont toutes semblables. Lorsqu'on y arrive fort las et fort fatigué, rôti par les ardeurs du soleil ou gelé par les neiges (car il n'y a guère de milieu entre ces deux extrémités), l'on ne trouve ni pot-au-feu, ni plats lavés; l'on entre dans l'écurie et de là l'on monte en haut. Cette écurie est d'ordinaire pleine de mulets et de muletiers qui se font des lits des bâts de leurs mulets pendant la nuit, et le jour ils leur servent de tables. Ils mangent de bonne amitié avec leurs mulets et fraternisent beaucoup ensemble.

      L'escalier par où l'on monte est fort étroit et ressemble à une méchante échelle. La Señora de la casa vous reçoit en robe détroussée et en manches

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