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la chapelle des bois trouvait ce chant légendaire déjà dans toutes les bouches. Il se disait: «Après tout, l'histoire est belle, édifiante... Elle fait honneur à l'Église. Vox populi, vox Dei!... Mais comment l'ont-ils trouvée?» On lui montrait des témoins véridiques, irrécusables, l'arbre, la pierre, qui ont vu l'apparition, le miracle. Que dire à cela?

      Rapportée à l'abbaye, la légende trouvera un moine, propre à rien qui ne sait qu'écrire, qui est curieux, qui croit tout, toutes les choses merveilleuses. Il écrit celle-ci, la brode de sa plate rhétorique, gâte un peu. Mais la voici consignée et consacrée, qui se lit au réfectoire, bientôt à l'église. Copiée, chargée, surchargée d'ornements souvent grotesques, elle ira de siècle en siècle, jusqu'à ce que, honorablement, elle prenne rang à la fin dans la Légende dorée.

      Lorsqu'on lit encore aujourd'hui ces belles histoires, quand on entend les simples, naïves et graves mélodies où ces populations rurales ont mis tout leur jeune cœur, on ne peut y méconnaître un grand souffle, et l'on s'attendrit en songeant quel fut leur sort.

      Ils avaient pris à la lettre le conseil touchant de l'Église: «Soyez des enfants nouveau-nés.» Mais ils en firent l'application à laquelle on songeait le moins dans la pensée primitive. Autant le christianisme avait craint, haï la Nature, autant ceux-ci l'aimèrent, la crurent innocente, la sanctifièrent même en la mêlant à la légende.

      Les animaux que la Bible si durement nomme les velus, dont le moine se défie, craignant d'y trouver des démons, ils entrent dans ces belles histoires de la manière la plus touchante (exemple, la biche qui réchauffe, console Geneviève de Brabant).

      Même hors de la vie légendaire, dans l'existence commune, les humbles amis du foyer, les aides courageux du travail, remontent dans l'estime de l'homme. Ils ont leur droits[5]. Ils ont leur fêtes. Si, dans l'immense bonté de Dieu, il y a place pour les plus petits, s'il semble avoir pour eux une préférence de pitié, «pourquoi, dit le peuple des champs, pourquoi mon âne n'aurait-il pas entrée à l'église? Il a des défauts, sans doute, et ne me ressemble que plus. Il est rude travailleur, mais il a la tête dure; il est indocile, obstiné, entêté, enfin, c'est tout comme moi.»

      De là les fêtes admirables, les plus belles du Moyen-âge, des Innocents, des Fous, de l'Ane. C'est le peuple même d'alors, qui, dans l'âne, traîne son image, se présente devant l'autel, laid, risible, humilié! Touchant spectacle! Amené par Balaam, il entre solennellement entre la Sibylle et Virgile[6], il entre pour témoigner. S'il regimba jadis contre Balaam, c'est qu'il voyait devant lui le glaive de l'ancienne loi. Mais ici la Loi est finie, et le monde de la Grâce semble s'ouvrir à deux battants pour les moindres, pour les simples. Le peuple innocemment le croit. De là la chanson sublime où il disait à l'âne, comme il se fût dit à lui-même:

      A genoux, et dis Amen!

      Assez mangé d'herbe et de foin!

      Laisse les vieilles choses, et va!

      . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

      Le neuf emporte le vieux!

      La vérité fait fuir l'ombre!

      La lumière chasse la nuit[7]!

      . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

      Rude audace! Est-ce bien là ce qu'on vous demandait, enfants emportés, indociles, quand on vous disait d'être enfants? On offrait le lait. Vous buvez le vin. On vous conduisait doucement bride en mains sur l'étroit sentier. Doux, timides, vous hésitiez d'avancer. Et tout à coup la bride est cassée... La carrière, vous la franchissez d'un seul bond.

      Oh! quelle imprudence ce fut de vous laisser faire vos saints, dresser l'autel, le parer, le charger, l'enterrer de fleurs! Voilà qu'on le distingue à peine. Et ce qu'on voit, c'est l'hérésie antique condamnée de l'Église, l'innocence de la nature; que dis-je! une hérésie nouvelle qui ne finira pas demain: l'indépendance de l'homme.

      Écoutez et obéissez:

      Défense d'inventer, de créer. Plus de légendes, plus de nouveaux saints. On en a assez. Défense d'innover dans le culte par de nouveaux chants; l'inspiration est interdite. Les martyrs qu'on découvrirait doivent se tenir dans le tombeau, modestement, et attendre qu'ils soient reconnus de l'Église. Défense au clergé, aux moines, de donner aux colons, aux serfs, la tonsure qui les affranchit.—Voilà l'esprit étroit, tremblant de l'Église carlovingienne[8]. Elle se dédit, se dément, elle dit aux enfants: «Soyez vieux!»

      Quelle chute! Mais est-ce sérieux? On nous avait dit d'être jeunes.—Oh! le prêtre n'est plus le peuple. Un divorce infini commence, un abîme de séparation. Le prêtre, seigneur et prince, chantera sous une chape d'or, dans la langue souveraine du grand Empire qui n'est plus. Nous, triste troupeau, ayant perdu la langue de l'homme, la seule que veuille entendre Dieu, que nous reste-t-il, sinon de mugir et de bêler, avec l'innocent compagnon qui ne nous dédaigne pas, qui l'hiver nous réchauffe à l'étable et nous couvre de sa toison? Nous vivrons avec les muets et serons muets nous-mêmes.

      En vérité, l'on a moins le besoin d'aller à l'église. Mais elle ne nous tient pas quittes. Elle exige que l'on revienne écouter ce qu'on n'entend plus.

      Dès lors un immense brouillard, un pesant brouillard gris de plomb, a enveloppé ce monde. Pour combien de temps, s'il vous plaît? Dans une effroyable durée de mille ans! Pendant dix siècles entiers, une langueur inconnue à tous les âges antérieurs a tenu le Moyen-âge, même en partie les derniers temps, dans un état mitoyen entre la veille et le sommeil, sous l'empire d'un phénomène désolant, intolérable, la convulsion d'ennui qu'on appelle: le bâillement.

      Que l'infatigable cloche sonne aux heures accoutumées, l'on bâille; qu'un chant nasillard continue dans le vieux latin, l'on bâille. Tout est prévu; on n'espère rien de ce monde. Les choses reviendront les mêmes. L'ennui certain de demain fait bâiller dès aujourd'hui, et la perspective des jours, des années d'ennui qui suivront, pèse d'avance, dégoûte de vivre. Du cerveau à l'estomac, de l'estomac à la bouche, l'automatique et fatale convulsion va distendant les mâchoires sans fin ni remède. Véritable maladie que la dévote Bretagne avoue, l'imputant, il est vrai, à la malice du Diable. Il se tient tapi dans les bois, disent les paysans bretons; à celui qui passe et garde les bêtes il chante vêpres et tous les offices, et le fait bâiller à mort[9].

      Être vieux, c'est être faible. Quand les Sarrasins, les Northmans, nous menacent, que deviendrons-nous si le peuple reste vieux? Charlemagne pleure, l'Église pleure. Elle avoue que les reliques, contre ces démons barbares ne protègent plus l'autel[10]. Ne faudrait-il pas appeler le bras de l'enfant indocile qu'on allait lier, le bras du jeune géant qu'on voulait paralyser? Mouvement contradictoire qui remplit le neuvième siècle. On retient le peuple, on le lance. On le craint et on l'appelle. Avec lui, par lui, à la hâte, on fait des barrières, des abris qui arrêteront les barbares, couvriront les prêtres et les saints, échappés de leurs églises.

      Malgré le Chauve empereur, qui défend que l'on bâtisse, sur la montagne s'élève une tour. Le fugitif y arrive. «Recevez-moi au nom de Dieu, au moins ma femme et mes enfants. Je camperai avec mes bêtes dans votre enceinte extérieure.» La tour lui rend confiance et il sent qu'il est un homme. Elle l'ombrage. Il la défend, protège son protecteur.

      Les petits jadis, par famine, se donnaient aux grands comme serfs. Mais ici, grande différence. Il se donne comme vassal, qui veut dire brave et vaillant[11].

      Il se donne et il se garde, se réserve de renoncer. «J'irai plus loin. La terre est grande. Moi aussi, tout comme un autre, je puis là-bas dresser ma tour... Si j'ai défendu le dehors, je saurai me garder dedans.»

      C'est la grande, la noble origine du monde féodal. L'homme de la tour recevait des vassaux, mais en leur disant: «Tu t'en iras quand tu voudras, et je t'y aiderai, s'il le faut; à ce point que, si tu t'embourbes, moi je descendrai de cheval.» C'est exactement la formule antique[12].

      Mais, un matin,

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