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dites plus haut. Souvent les comédies, les vaudevilles lui échappent. Au contraire, elle comprend toujours un opéra. Il suffit qu'on chante, les étrangers eux-mêmes n'ont pas besoin de suivre les paroles.

      Je cours le risque d'ameuter les musiciens contre moi, mais je dirai toute ma pensée. La littérature demande une culture de l'esprit, une somme d'intelligence, pour être goûtée; tandis qu'il ne faut guère qu'un tempérament pour prendre à la musique de vives jouissances. Certainement, j'admets une éducation de l'oreille, un sens particulier du beau musical; je veux bien même qu'on ne puisse pénétrer les grands maîtres qu'avec un raffinement extrême de la sensation. Nous n'en restons pas moins dans le domaine pur des sens, l'intelligence peut rester absente. Ainsi, je me souviens d'avoir souvent étudié, aux concerts populaires de M. Pasdeloup, des tailleurs ou des cordonniers alsaciens, des ouvriers buvant béatement du Beethoven, tandis que des messieurs avaient une admiration de commande parfaitement visible. Le rêve d'un cordonnier qui écoule la symphonie en la, vaut le rêve d'un élève de l'École polytechnique. Un opéra ne demande pas à être compris, il demande à être senti. En tous cas, il suffit de le sentir pour s'y récréer; au lieu que, si l'on ne comprend pas une comédie ou un drame, on s'ennuie à mourir.

      Eh bien, voilà pourquoi, selon moi, la province préfère un opéra à une comédie. Prenons un jeune homme sorti d'un collège, ayant fait son droit dans une Faculté voisine, devenu chez lui avocat, avoué ou notaire. Certes, ce n'est point un sot. Il a la teinture classique, il sait par coeur des fragments de Boileau et de Racine. Seulement, les années coulent, il ne suit pas le mouvement littéraire, il reste fermé aux nouvelles tentatives dramatiques. Cela se passe pour lui dans un monde inconnu et ne l'intéresse pas. Il lui faudrait faire un effort d'intelligence, qui le dérangerait dans ses habitudes de paresse d'esprit. En un mot, comme il le dit lui-même en riant, il est rouillé; à quoi bon se dérouiller, quand l'occasion de le faire se présente au plus une fois par an? Le plus simple est de lâcher la littérature et de se contenter de la musique.

      Avec la musique, c'est une douce somnolence. Aucun besoin de penser. Cela est exquis. On ne sait pas jusqu'où peut aller la peur de la pensée. Avoir des idées, les comparer, en tirer un jugement, quel labeur écrasant, quelle complication de rouages, comme cela fatigue! Tandis qu'il est si commode d'avoir la tête vide, de se laisser aller à une digestion aimable, dans un bain de mélodie! Voilà le bonheur parfait. On est léger de cervelle, on jouit dans sa chair, toute la sensualité est éveillée. Je ne parle pas des décors, de la mise en scène, des danses, qui font de nos grands opéras des féeries, des spectacles flattant la vue autant que l'oreille.

      Questionnez dix provinciaux, huit vous parleront de l'Opéra avec passion, tandis qu'ils montreront une admiration digne pour la Comédie-Française. Et ce que je dis des provinciaux, je devrais l'étendre aux Parisiens, aux spectateurs en général. Cela explique l'importance énorme que prend chez nous le théâtre de l'Opéra; il reçoit la subvention la plus forte, il est logé dans un palais, il fait des recettes colossales, il remue tout un peuple. Examinez, à côté, le Théâtre-Français, dont la prospérité est pourtant si grande en ce moment: on dirait une bicoque. Je dois confesser une faiblesse: le théâtre de l'Opéra, avec son gonflement démesuré, me fâche. Il tient une trop large place, qu'il vole à la littérature, aux chefs-d'oeuvre de notre langue, à l'esprit humain. Je vois en lui le triomphe de la sensualité et de la polissonnerie publiques. Certes, je n'entends pas me poser en moraliste; au fond, toute décomposition m'intéresse. Mais j'estime qu'un peuple qui élève un pareil temple à la musique et à la danse, montre une inquiétante lâcheté devant la pensée.

       Table des matières

      Nos artistes de la Comédie-Française viennent de donner à Londres une série de représentations. Le succès d'argent et de curiosité paraît indiscutable. On a publié des chiffres qui sont vrais sans doute. La Comédie-Française a fait salle comble tous les soirs. C'est déjà là un fait caractéristique. J'ai vu une troupe anglaise jouer dans un théâtre de Paris; la salle était vide, et les rares spectateurs pouffaient de gaieté. Pourtant, la troupe donnait du Shakespeare. Il est vrai qu'à part deux ou trois acteurs, les autres étaient bien médiocres. Mais l'Angleterre pourrait nous envoyer ses meilleurs comédiens, je crois que Paris se dérangerait difficilement pour aller les voir. Rappelez-vous les maigres recettes réalisées par Salvini. Pour nous, les théâtres étrangers n'existent pas, et nous sommes portés à nous égayer de ce qui n'est point dans le génie de notre race. Les Anglais viennent donc de nous donner un exemple de goût littéraire, soit que notre répertoire et nos comédiens leur plaisent réellement, soit qu'ils aient voulu simplement montrer de la politesse pour la littérature d'un grand peuple voisin.

      Est ce bien, à la vérité, un goût littéraire qui a empli chaque soir la salle du Gaiety's Théâtre? C'est ici que des documents exacts seraient nécessaires. Mais, avant d'étudier ce point, je dois dire que je n'ai jamais compris la querelle qu'on a cherchée à la Comédie-Française, lorsqu'il a été question de son voyage à Londres. J'ai lu là-dessus des articles d'une fureur bien étrange. Les plus doux accusaient nos artistes de cupidité et leur déniaient le droit de passer la Manche. D'autres prévoyaient un naufrage et se lamentaient. Avouez que cela paraît comique aujourd'hui. Une seule chose était à craindre: l'insuccès, des salles vides, une diminution de prestige. Mais, là-dessus, on pouvait être tranquille; les recettes étaient quand même assurées, ce qui suffisait; car, pour le véritable effet produit par les oeuvres et par les interprètes, il était à l'avance certain, je le répète, qu'on ne saurait jamais exactement à quoi s'en tenir. Les journaux anglais ont été courtois, et nos journaux français se sont montrés patriotes. Dès lors, la Comédie-Française avait mille fois raison de se risquer; elle partait pour un triomphe, pour le demi-million de recettes qu'on vient de publier. Certes, je ne suis guère chauvin de mon naturel; mais, personnellement, j'ai vu avec plaisir nos comédiens aller faire une expérience intéressante dans un pays où ils étaient certains d'être bien reçus, même s'ils ne plaisaient pas complètement.

      Cela me ramène à analyser les raisons qui ont amené le public anglais en foule. Je ne crois pas à une passion littéraire bien forte. Il y a eu plutôt un courant de mode et de curiosité. Nous tenons, à cette heure, en Europe, une situation littéraire de combat. Non seulement on nous pille, mais on nous discute. Notre littérature soulève toutes sortes de points sociaux, philosophiques, scientifiques; de là, le bruit qu'un de nos livres ou qu'une de nos pièces fait à l'étranger. L'Allemagne et l'Angleterre, par exemple, ne peuvent nous lire sans se fâcher souvent. En un mot, notre littérature sent le fagot. Je suis persuadé qu'une bonne partie du public anglais a été attirée par le désir de se rendre enfin compte d'un théâtre qu'il ne comprend pas. C'était là les gens sérieux. Ajoutez les curieux mondains, ceux qui écoutent une tragédie française comme on écoute un opéra italien, ceux encore qui se piquent d'être au courant de notre littérature, et vous obtiendrez la foule qui a suivi les représentations du Gaiety's Théâtre.

      Et ce qui s'est passé prouve bien la vérité de ce que j'avance. Tous les critiques ont constaté que nos tragédies classiques ont eu le succès le plus vif. C'est que nos tragédies sont des morceaux consacrés; les Anglais sachant le français les connaissent pour les avoir apprises par coeur. Après les tragédies, ce seraient les drames lyriques de Victor Hugo qu'on aurait applaudis, et rien de plus explicable ici encore: la musique du vers a tout emporté, ces drames ont passé comme des livrets d'opéra, grâce à la voix superbe des interprètes, sans qu'on s'avisât un instant de discuter la vraisemblance. Mais, arrivés devant les Fourchambault, de M. Emile Augier, et devant tout le théâtre de M. Dumas, les Anglais se sont cabrés. On les dérangeait brutalement dans leur façon d'entendre la littérature, et ils n'ont plus montré qu'une froide politesse.

      L'expérience est faite aujourd'hui. J'en suis bien heureux. Le voyage de la Comédie-Française à Londres n'aurait-il que prouvé où en est l'Angleterre devant la formule naturaliste moderne, que je le considérerais comme d'une grande utilité. Il est entendu que le peuple qui

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