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mais avec la rare et naturelle intelligence des abeilles et des poëtes. Il fallait d'abord colorer la langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la saveur; il a donc été bon de la mélanger selon certaines doses avec la fange féconde des vieux mots du seizième siècle. Les contraires se corrigent souvent l'un par l'autre. Nous ne pensons pas qu'on ait eu tort de faire infuser Ronsard dans cet idiome affadi par Dorat.

      L'opération d'ailleurs s'est accomplie, on le voit bien maintenant, selon les lois grammaticales les plus rigoureuses. La langue a été retrempée à ses origines. Voilà tout. Seulement, et encore avec une réserve extrême, on a remis en circulation un certain nombre d'anciens mots nécessaires ou utiles. Nous ne sachons pas qu'on ait fait des mots nouveaux. Or ce sont les mots nouveaux, les mots inventés, les mots faits artificiellement qui détruisent le tissu d'une langue. On s'en est gardé. Quelques mots frustes ont été refrappés au coin de leurs étymologies. D'autres, tombés en banalité, et détournés de leur vraie signification, ont été ramassés sur le pavé et soigneusement replacés dans leur sens propre.

      De toute cette élaboration, dont nous n'indiquons ici que quelques détails pris au hasard, et surtout du travail simultané de toutes les idées particulières à ce siècle (car ce sont les idées qui sont les vraies et souveraines faiseuses de langues), il est sorti une langue qui, certes, aura aussi ses grands écrivains, nous n'en doutons pas; une langue forgée pour tous les accidents possibles de la pensée; langue qui, selon le besoin de celui qui s'en sert, a la grâce et la naïveté des allures comme au seizième siècle, la fierté des tournures et la phrase à grands plis comme au dix-septième siècle, le calme, l'équilibre et la clarté comme au dix-huitième; langue propre à ce siècle, qui résume trois formes excellentes de notre idiome sous une forme plus développée et plus complète, et avec laquelle aujourd'hui l'écrivain qui en aurait le génie pourrait sentir comme Rousseau, penser comme Corneille, et peindre comme Mathieu.

      Cette langue est aujourd'hui à peu près faite. Comme prose, ceux qui l'étudient dans les notables écrivains qu'elle possède déjà, et que nous pourrions nommer, savent qu'elle a mille lois à elle, mille secrets, mille propriétés, mille ressources nées tant de son fonds personnel que de la mise en commun du fonds des trois langues qui l'ont précédée et qu'elle multiplie les unes par les autres. Elle a aussi sa prosodie particulière et toutes sortes de petites règles intérieures connues seulement de ceux qui pratiquent, et sans lesquelles il n'y a pas plus de prose que de vers. Comme poésie, elle est aussi bien construite pour la rêverie que pour la pensée, pour l'ode que pour le drame. Elle a été remaniée dans le vers par le mètre, dans la strophe par le rhythme. De là, une harmonie toute neuve, plus riche que l'ancienne, plus compliquée, plus profonde, et qui gagne tous les jours de nouvelles octaves.

      Telle est, avec tous les développements que nous ne pouvons donner ici à notre pensée, la langue que l'art du dix-neuvième siècle s'est faite, et avec laquelle en particulier il va parler aux masses du haut de la scène. Sans doute la scène, qui a ses lois d'optique et de concentration, modifiera cette langue d'une certaine façon, mais sans y rien altérer d'essentiel. Il faudra par exemple à la scène une prose aussi en saillie que possible, très fermement sculptée, très nettement ciselée, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pensée, et presque en ronde bosse; il faudra à la scène un vers où les charnières soient assez multipliées pour qu'on puisse les plier et les superposer à toutes les formes les plus brusques et les plus saccadées du dialogue et de la passion. La prose en relief, c'est un besoin du théâtre; le vers brisé, c'est un besoin du drame.

      Ceci une fois posé et admis, nous croyons que désormais tous les progrès de forme sérieux qui seront dans le sens grammatical de la langue doivent être étudiés, applaudis et adoptés. Et qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée, appeler les progrès, ce n'est pas encourager les modes. Les modes dans les arts font autant de mal que les révolutions font de bien. Les modes substituent le chic, le poncif et le procédé d'atelier à l'étude austère de chaque chose et aux originalités individuelles. Les modes mettent à la disposition de tout le monde une manière vernissée et chatoyante, peu solide sans doute, mais qui a quelquefois un éclat de surface plus vif et plus amusant à l'oeil que le rayonnement tranquille du talent. Les modes défigurent tout, font la grimace de tout profil et la parodie de toute oeuvre. Gardons-nous des modes dans le style; espérons cette réserve de la sagesse des jeunes et brillants écrivains qui mènent au progrès les générations de leur âge. Il serait fâcheux qu'on en vînt un jour à posséder des recettes courantes pour faire du style original comme les chimistes de cabaret font du vin de Champagne en mêlant, selon certaines doses, à n'importe quel vin blanc convenablement édulcoré, de l'acide tartrique et du bicarbonate de soude.

      Ce style et ce vin moussent, la grosse foule s'en grise, mais le connaisseur n'en boit pas.

      Nous n'en viendrons pas là. Il y a un esprit de mesure et de critique en même temps qu'un grand souffle d'enthousiasme dans les nouvelles générations. La langue a été amenée à un point excellent depuis quinze années. Ce qui a été fait par les idées ne sera pas détruit par les fantaisies.

      Réformons, ne déformons pas.

      Si le nom qui signe ces lignes était un nom illustre, si la voix qui parle ici était une voix puissante, nous supplierions les jeunes et grands talents sur qui repose le sort futur de notre littérature, si magnifique depuis trois siècles, de songer combien c'est une mission imposante que la leur, et de conserver dans leur manière d'écrire les habitudes les plus dignes et les plus sévères. L'avenir, qu'on y pense bien, n'appartient qu'aux hommes de style. Sans parler ici des admirables livres de l'antiquité, et pour nous renfermer dans nos lettres nationales, essayez d'ôter à la pensée de nos grands écrivains l'expression qui lui est propre; ôtez à Molière son vers si vif, si chaud, si franc, si amusant, si bien fait, si bien tourné, si bien peint; ôtez à La Fontaine la perfection naïve et gauloise du détail; ôtez à la phrase de Corneille ces muscles vigoureux, ces larges attaches, ces belles formes de vigueur exagérée qui feraient du vieux poëte, demi-romain, demi-espagnol, le Michel-Ange de notre tragédie, s'il entrait dans la composition de son génie autant d'imagination que de pensée; ôtez à Racine la ligne qu'il a dans le style comme Raphaël, ligne chaste, harmonieuse et discrète comme celle de Raphaël, quoique d'un goût inférieur, aussi pure, mais moins grande, aussi parfaite, quoique moins sublime; ôtez à Fénelon, l'homme de son siècle qui a le mieux senti la beauté antique, cette prose aussi mélodieuse et aussi sereine que le vers de Racine, dont elle est soeur; ôtez à Bossuet le magnifique port de tête de sa période; ôtez à Boileau sa manière sobre et grave, admirablement colorée quand il le faut; ôtez à Pascal ce style inventé et mathématique qui a tant de propriété dans le mot, tant de logique dans la métaphore; ôtez à Voltaire cette prose claire, solide, indestructible, cette prose de cristal de Candide et du Dictionnaire philosophique; ôtez à tous ces grands hommes cette simple et petite chose, le style; et de Voltaire, de Pascal, de Boileau, de Bossuet, de Fénelon, de Racine, de Corneille, de La Fontaine, de Molière, de ces maîtres, que vous restera-t-il? Nous l'avons dit plus haut, ce qui reste d'Homère après qu'il a passé par Bitaubé.

      C'est le style qui fait la durée de l'oeuvre et l'immortalité du poëte. La belle expression embellit la belle pensée et la conserve; c'est tout à la fois une parure et une armure. Le style sur l'idée, c'est l'émail sur la dent.

      Dans tout grand écrivain il doit y avoir un grand grammairien, comme un grand algébriste dans tout grand astronome. Pascal contient Vaugelas; Lagrange contient Bezout.

      Aussi l'étude de la langue est-elle aujourd'hui, autant que jamais, la première condition pour tout artiste qui veut que son oeuvre naisse viable. Cela est admirablement compris maintenant par les nouvelles générations littéraires. Nous voyons avec joie que les jeunes écoles de peinture et de sculpture, si haut placées à cette heure, comprennent de leur côté combien est importante pour elles aussi la science de leur langue, qui est le dessin. Le dessin! le dessin! c'est la loi première de tout art. Et ne croyez pas que cette loi retranche rien à la liberté, à la fantaisie, à la nature. Le dessin n'est ennemi ni de la chair, ni de la couleur. Quoi qu'en disent les exclusifs et les incomplets, le dessin ne fait obstacle ni à Puget,

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