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de l'homme de génie. Ainsi, chez les grands poëtes, rien de plus inséparable, rien de plus adhèrent, rien de plus consubstantiel que l'idée et l'expression de l'idée. Tuez la forme, presque toujours vous tuez l'idée. Otez sa forme à Homère, vous avez Bitaubé.

      Aussi tout art qui veut vivre doit-il commencer par bien se poser à lui-même les questions de forme, de langage et de style.

      Sous ce rapport, le progrès est sensible en France depuis dix ans. La langue a subi un remaniement profond.

      Et pour que notre pensée soit claire, qu'on nous permette d'indiquer ici en quelques mots les diverses formations de notre langue, qui valent la peine d'être étudiées, à partir du seizième siècle surtout, époque où la langue française a commencé à devenir la langue la plus littéraire de l'Europe.

      On peut dire de la langue française au seizième siècle que c'est tout à fait une langue de la renaissance. Au seizième siècle, l'esprit de la renaissance est partout, dans la langue comme dans tous les arts. Le goût romain-byzantin, que le grand événement de 1454 a fait refluer sur l'occident, et qui avait par degrés envahi l'Italie dès la seconde moitié du quinzième siècle, n'arrive guère en France qu'au commencement du seizième; mais à l'instant même il s'empare de tout, il fait irruption partout, il inonde tout. Rien ne résiste au flot. Architecture, poésie, musique, tous les arts, toutes les études, toutes les idées, jusqu'aux ameublements et aux costumes, jusqu'à la législation, jusqu'à la théologie, jusqu'à la médecine, jusqu'au blason, tout suit pêle-mêle et s'en va à vau-l'eau sur le torrent de la renaissance. La langue est une des premières choses atteintes; en un moment, elle se remplit de mots latins et grecs; elle déborde de néologismes; son vieux sol gaulois disparaît presque entièrement sous un chaos sonore de vocables homériques et virgiliens. A cette époque d'enivrement et d'enthousiasme pour l'antiquité lettrée, la langue française parle grec et latin comme l'architecture, avec un désordre, un embarras et un charme infinis; c'est un bégayement classique adorable. Moment curieux! c'est une langue qui n'est pas faite, une langue sur laquelle on voit le mot grec et le mot latin à nu, comme les veines et les nerfs sur l'écorché. Et pourtant, cette langue qui n'est pas faite est une langue souvent bien belle; elle est riche, ornée, amusante, copieuse, inépuisable en formes, haute en couleur; elle est barbare à force d'aimer la Grèce et Rome; elle est pédante et naïve. Observons en passant qu'elle semble parfois chargée, bourbeuse et obscure. Ce n'est pas sans troubler profondément la limpidité de notre vieil idiome gaulois que ces deux langues mortes, la latine et la grecque, y ont si brusquement vidé leurs vocabulaires. Chose remarquable et qui s'explique par tout ce que nous venons dire, pour ceux qui ne comprennent que la langue courante, le français du seizième siècle est moins intelligible que le français du quinzième. Pour cette classe de lecteurs, Brantôme est moins clair que Jean de Troyes.

      Au commencement du dix-septième siècle, cette langue trouble et vaseuse subit une première filtration. Opération mystérieuse faite tout à la fois par les années et par les hommes, par la foule et par le lettré, par les événements et par les livres, par les moeurs et par les idées, qui nous donne pour résultat l'admirable langue de P. Mathieu et de Mathurin Régnier, qui sera plus tard celle de Molière et de La Fontaine, et plus tard encore celle de Saint-Simon. Si les langues se fixaient, ce qu'à Dieu ne plaise, la langue française aurait dû en rester là. C'était une belle langue que cette poésie de Régnier, que cette prose de Mathieu! c'était une langue déjà mûre, et cependant toute jeune, une langue qui avait toutes les qualités les plus contraires, selon le besoin du poëte; tantôt ferme, adroite, svelte, vive, serrée, étroitement ajustée sur l'intention de l'écrivain, sobre, austère, précise, elle allait à pied et sans images et droit au but; tantôt majestueuse, lente et tout empanachée de métaphores, elle tournait largement autour de la pensée, comme les carrosses à huit chevaux dans un carrousel. C'était une langue élastique et souple, facile à nouer et à dénouer au gré de toutes les fantaisies de la période, une langue toute moirée de figures et d'accidents pittoresques; une langue neuve, sans aucun mauvais pli, qui prenait merveilleusement la forme de l'idée, et qui, par moments, flottait quelque peu à l'entour, autant qu'il le fallait pour la grâce du style. C'était une langue pleine de fières allures, de propriétés élégantes, de caprices amusants; commode et naturelle à écrire; donnant parfois aux écrivains les plus vulgaires toutes sortes de bonheurs d'expressions qui faisaient partie de son fonds naturel. C'était une langue forte et savoureuse, tout à la fois claire et colorée, pleine d'esprit, excellente au goût, ayant bien la senteur de ses origines, très française, et pourtant laissant voir distinctement sous chaque mot sa racine hellénique, romaine ou castillane; une langue calme et transparente, au fond de laquelle on distinguait nettement toutes ces magnifiques étymologies grecques, latines ou espagnoles, comme les perles et les coraux sous l'eau d'une mer limpide.

      Cependant, dans la deuxième moitié du dix-septième siècle, il s'éleva une mémorable école de lettrés qui soumit à un nouveau débat toutes les questions de poésie et de grammaire dont avait été remplie la première moitié du même siècle, et qui décida, à tort selon nous, pour Malherbe contre Régnier. La langue de Régnier, qui semblait encore très bonne à Molière, parut trop verte et trop peu faite à ces sévères et discrets écrivains. Racine la clarifia une seconde fois. Cette deuxième distillation, beaucoup plus artificielle que la première, beaucoup plus littéraire et beaucoup moins populaire, n'ajouta à la pureté et à la limpidité de l'idiome qu'en le dépouillant de presque toutes ses propriétés savoureuses et colorantes, et en le rendant plus propre désormais à l'abstraction qu'à l'image; mais il est impossible de s'en plaindre quand on songe qu'il en est résulté Britannicus, Esther, et Athalie, oeuvres belles et graves, dont le style sera toujours religieusement admiré de quiconque acceptera avec bonne foi les conditions sous lesquelles il s'est formé.

      Toute chose va à sa fin. Le dix-huitième siècle filtra et tamisa la langue une troisième fois. La langue de Rabelais, d'abord épurée par Régnier, puis distillée par Racine, acheva de déposer dans l'alambic de Voltaire les dernières molécules de la vase natale du seizième siècle. De là cette langue du dix-huitième siècle, parfaitement claire, sèche, dure, neutre, incolore et insipide, langue admirablement propre à ce qu'elle avait à faire, langue du raisonnement et non du sentiment, langue incapable de colorer le style, langue encore souvent charmante dans la prose, et en même temps très haïssable dans le vers, langue de philosophes en un mot, et non de poëtes. Car la philosophie du dix-huitième siècle, qui est l'esprit d'analyse arrivé à sa plus complète expression, n'est pas moins hostile à la poésie qu'à la religion, parce que la poésie comme la religion n'est qu'une grande synthèse. Voltaire ne se hérisse pas moins devant Homère que devant Jésus.

      Au dix-neuvième siècle, un changement s'est fait dans les idées à la suite du changement qui s'était fait dans les choses. Les esprits ont déserté cet aride sol voltairien, sur lequel le soc de l'art s'ébréchait depuis si longtemps pour de maigres moissons. Au vent philosophique a succédé un souffle religieux, à l'esprit d'analyse l'esprit de synthèse, au démon démolisseur le génie de la reconstruction, comme à la convention avait succédé l'empire, à Robespierre Napoléon. Il est apparu des hommes doués de la faculté de créer, et ayant tous les instincts mystérieux qui tracent son itinéraire au génie. Ces hommes, que nous pouvons d'autant plus louer que nous sommes personnellement bien éloignés de prétendre à l'honneur de figurer parmi eux, ces hommes se sont mis à l'oeuvre. L'art, qui, depuis cent ans, n'était plus en France qu'une littérature, est redevenu une poésie.

      Au dix-huitième siècle il avait fallu une langue philosophique, au dix-neuvième il fallait une langue poétique.

      C'est en présence de ce besoin que, par instinct et presque à leur insu, les poëtes de nos jours, aidés d'une sorte de sympathie et de concours populaire, ont soumis la langue à cette élaboration radicale qui était si mal comprise il y a quelques années, qui a été prise d'abord pour une levée en masse de tous les solécismes et de tous les barbarismes possibles, et qui a si longtemps fait taxer d'ignorance et d'incorrection tel pauvre jeune écrivain consciencieux, honnête et courageux, philologue comme Dante en même temps que poëte, nourri des meilleures études classiques, lequel avait peut-être

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