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est d'une lecture laborieuse et je ne suis pas bien sûr de l'avoir compris. Je compte sur toi pour me l'expliquer.

      – Oh! père! toi, mon professeur d'astronomie!..

      – Je t'en ai enseigné les rudiments et il y a longtemps que tu m'as dépassé. Voyons, sois gentille, lis le livre, attentivement, et écris-en une analyse détaillée; tâche de faire un article. Tu peux bien essayer cela, pour moi.

      Soit! C'est un devoir qu'il me donne. Je le ferai, de mon mieux, pour lui être agréable.

      Je me mets à lire. Le livre est terrible, mais il me passionne, et, la semaine suivante, l'article est fait. Mon père le prend et l'emporte.

      Le temps passe et mon père ne me dit rien: je crois qu'il l'a oublié, perdu, ou, peut-être, trouvé si mauvais qu'il préfère n'en pas parler. Et moi, je n'ose souffler mot, très déçue et très mortifiée: aussi, c'était trop difficile!..

      Un matin, j'étais à peine éveillée, quand mon père entre dans ma chambre, tenant le Moniteur universel tout déployé.

      – Regarde!

      Il me montre du doigt un titre: Eurêka.

      – Qu'est-ce que c'est?

      – Ton article!.. Je l'ai jugé digne d'être imprimé, ce qui vaut mieux que tout ce que j'aurais pu te dire. Je voulais te faire une surprise; ça a duré un peu longtemps. Tu as subi l'épreuve sans broncher, ce qui dénote une assez jolie force de caractère.

      – Tu as refait l'article?

      – Je n'y ai pas changé un mot; tu le verras bien…

      Mais je n'ose pas le relire; je le regarde, seulement. Il tient plusieurs colonnes, en très bonne place, et est signé: Judith Walter.

      – C'est moi qui t'ai choisi ce pseudonyme, – dit mon père: – «Walter» c'est Gautier en allemand… et cela signifie: «Seigneur des Bois!»

      – Judith Walter est très ébahie, dis-je, et très contente; pas trop orgueilleuse, tout de même, car elle comprend bien que, sans ta toute-puissante protection à ce journal, on l'aurait joliment envoyée promener, avec son article!

      – Et cela n'eût pas infirmé sa valeur, dit mon père qui reprend le journal et l'emporte pour le montrer à ma mère.

      Huit jours après, je reçus de Baudelaire la lettre suivante:

      Mademoiselle,

      J'ai trouvé récemment chez un de mes amis votre article, dans le Moniteur du 29 mars, dont votre père m'avait quelque temps auparavant communiqué les épreuves. Il vous a sans doute raconté l'étonnement que j'éprouvai en les lisant. Si je ne vous ai pas écrit tout de suite pour vous remercier, c'est uniquement par timidité. Un homme peu timide par nature peut être mal à l'aise devant une belle jeune fille, même quand il l'a connue toute petite, – surtout quand il reçoit d'elle un service, – et il peut craindre, soit d'être trop respectueux et trop froid, soit de la remercier avec trop de chaleur.

      Ma première impression, comme je l'ai dit, a été l'étonnement, – impression toujours agréable d'ailleurs. – Ensuite, quand il ne m'a plus été permis de douter, j'ai éprouvé un sentiment difficile à exprimer, composé moitié de plaisir d'avoir été si bien compris, moitié de joie de voir qu'un de mes plus vieux et de mes plus chers amis avait une fille vraiment digne de lui.

      Dans votre analyse si correcte d'Eurêka, vous avez fait ce qu'à votre âge je n'aurais peut-être pas su faire, et ce qu'une foule d'hommes très mûrs, et se disant lettrés, sont incapables de faire. Enfin vous m'avez prouvé ce que j'aurais volontiers jugé impossible, c'est qu'une jeune fille peut trouver dans les livres des amusements sérieux, tout à fait différents de ceux si bêtes et si vulgaires qui remplissent la vie de toutes les femmes.

      Si je ne craignais pas encore de vous offenser en médisant de votre sexe, je vous dirais que vous m'avez contraint à douter moi-même de vilaines opinions que je me suis forgées à l'égard des femmes en général.

      Ne vous scandalisez pas de ces compliments, si bizarrement mêlés de malhonnêtetés: je suis arrivé à un âge où l'on ne sait plus se corriger même pour la meilleure et la plus charmante personne.

      Croyez, mademoiselle, que je garderai toujours le souvenir du plaisir que vous m'avez donné.

CHARLES BAUDELAIRE.

      – Oui, me dit mon père, il a été prodigieusement étonné: il ne voulait pas croire que l'article ne fût pas de moi. J'ai eu de la peine à le convaincre, et il m'a dit cette phrase bizarre: «J'en appelle à ta candeur!» Je lui ai affirmé que je n'ai bien compris le livre qu'après ton analyse… Il trouve que tu as l'esprit d'ordre, qualité des plus rares, déclare-t-il, chez les femmes surtout.

      De nouvelles surprises m'étaient réservées: le Moniteur paya l'article!.. Mon père m'apporta, un soir, 80 francs et 40 centimes. Je gardai longtemps la somme dans ma poche, où je la faisais sonner, continuellement, sans savoir à quoi l'employer. Puis, très gracieusement, Arsène Houssaye, apprenant ce début, me fit cadeau d'une bague, – une jolie émeraude, entourée de roses, – pour consacrer le souvenir, disait-il, de la publication de mon premier article.

      Et ce ne fut pas tout: des choses graves se produisirent, qui furent accueillies par nous plutôt gaiement. Le Moniteur, journal officiel, fut pris à partie pour avoir publié un article antireligieux, – puisqu'il parlait de la création du monde en d'autres termes que la Bible. – Un prêtre, à Colmar, fit même un sermon contre l'auteur de ces impiétés, et en annonça un autre, pour le dimanche suivant. Un camarade de mon frère, qui habitait Colmar, lui révéla qu'il s'attaquait à une toute jeune fille, – qui ne portait pas encore de jupes longues, – et lui conseilla de retenir ses foudres.

      C'était bien du bruit autour de ce pauvre article, sur lequel, malgré tous ces encouragements, je ne me faisais pas d'illusions, et que, à part moi, je jugeais mal réussi, gauche, sec, et d'une désolante concision.

      Ma sœur et moi, nous sommes dans la chambre de ma mère, en grande toilette, devant l'armoire à glace, et nous nous regardons attentivement. Je suis vêtue d'une robe en damas noir et gros bleu, épais comme le doigt; la jupe ne touche pas terre et se tient si raide que je parais plus large que haute; un «talma» en velours noir, bordé de vison, me donne une silhouette de cloche; ma figure disparaît sous l'avancée d'un chapeau, genre cabriolet, en feutre noir garni de rubans verts. Ma sœur porte une robe en popeline écossaise et une petite redingote de velours noir, qu'une étroite bande d'hermine orne tout autour; une houppe de plumes noires surmonte sa capote.

      Nous dînons chez l'illustre Giulia Grisi, cousine germaine de ma mère, et celle-ci, qui d'ordinaire se préoccupe peu de notre tenue, a voulu tout diriger, cette fois, pour que nous soyons très bien. Elle nous a habillées et coiffées elle-même. Aussi nous sommes prêtes trop tôt, tandis qu'elle est en retard.

      Solennellement, nous descendons l'escalier, pour attendre en bas, et, comme nous avons trop chaud sous nos manteaux, nous sortons dans la cour.

      Alors nous nous regardons, ma sœur et moi, et nous pouffons de rire.

      Un peu amer, tout de même, ce rire, qui raille nos splendeurs, sur lesquelles nous n'avons aucune illusion. Nous nous sentons parfaitement ridicules et comiques: c'est ennuyeux d'aller divertir les autres.

      – Tu as tout à fait l'air des singes mécaniques qui dansent sur les orgues de Barbarie.

      C'est moi qui fais ce compliment à ma sœur.

      – Oh! oui! c'est cela! s'écrie-t-elle.

      Et elle se met à danser en secouant la houppe de son chapeau.

      – Toi, à quoi ressembles-tu?.. Un sac…

      – A cause de l'affreux manteau: sans lui, avec ma robe raide comme du carton, je rappelle ces laides bonnes femmes de Velasquez, qui ont des jupes comme des commodes… Tiens! ça doit être très bien pour «faire un fromage»!..

      Je me lance en une pirouette

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