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la rue, ils nous tendent la main.

      – Nous reviendrons, dit le personnage brun.

      – Moi, j'habite là, presque en face de la rue de Longchamp, de l'autre côté de l'avenue. Vous voyez, nous sommes voisins. Dites à papa, que ceux qui sont venus pour le voir, c'est le père Lavoix et le petit Dumas…

      La maison s'arrange peu à peu: tout le monde y met la main. Marianne se multiplie, coud des rideaux, plante des clous, dégringole et remonte l'escalier vingt fois dans une heure.

      Mon père a mis son monocle carré devant son œil et le retient d'un froncement de sourcil. Il surveille le travail, dirige la belle ordonnance des tableaux, d'après le principe établi: «Toujours aligner les cadres par le bas.»

      Mais il est difficile de suivre la règle, sans exception. Il y a trop de choses à placer et certaines toiles se logent si bien dans les vides!

      Déjà, les murs de l'escalier disparaissent sous les gravures et les esquisses: c'est très gai et on ne peut s'empêcher de flâner, en se laissant glisser le dos à la rampe, lorsqu'on descend. L'histoire d'Othello, racontée par Théodore Chasseriau en nombreuses eaux-fortes, qu'encadre une bande d'or grenu, se déroule de marche en marche, et, avant d'avoir lu le drame, je savais par cœur toutes les légendes des scènes illustrées.

      Il y a aussi une gravure d'après le Laocoon, une tête de Léda plus grande que nature, très violacée, et qui lève de gros yeux humides vers le Cygne; une délicieuse Charlotte Corday, dont nous voudrions bien avoir le bonnet pour nous en coiffer Hamlet, qui crie: «Un rat! un rat!» et tant d'autres choses, qu'on ne finit pas de voir…

      Les deux chambres, à gauche du palier, n'en forment plus qu'une: mon père a fait abattre la cloison, qu'il a remplacée par un rideau, en reps grenat sombre. Il est ainsi un peu plus à l'aise. Son grand lit Louis XIII, à colonnes torses, à baldaquin en chêne découpé à jour est placé dans l'angle, près de la fenêtre de la rue qui fait face à la glace sans tain. Le côté donnant sur le jardin est son cabinet de travail, qu'il peut isoler en fermant le rideau. Il y a installé la bibliothèque des livres reliés, et pendu aux murs les tableaux qu'il préfère. Mais tant de livres ne trouvent pas leur place; tant de toiles vont rester par terre!.. La maison est trop petite. On va essayer de l'agrandir un peu.

      Après des pourparlers avec le propriétaire, on a obtenu la permission – à la condition de tout payer, bien entendu! – d'embellir son immeuble, en surélevant une partie du second étage pour construire un atelier. Les ouvriers y sont déjà. Ce ne sera pas long. L'atelier, placé au-dessus du salon, à deux étages de distance, doit être de la même dimension: il n'aura pas d'ouverture sur la rue, mais un vitrage tiendra toute sa largeur du côté des grands peupliers.

      Au jardin, bien fleuri maintenant, il y a un hamac, suspendu à deux acacias; une tonnelle, couverte de vigne, avec des ébauches de raisin, sous laquelle on prend quelquefois le café. Le tunnel inquiétant n'a plus de secrets pour nous. Il passe sous la terrasse et rejoint le sous-sol de la maison, – un large cellier, où des cloisons de chêne forment, d'un côté, deux caves fermées à clé. – Le long du tunnel sont rangés des pots à fleurs vides, la brouette et les outils du jardinier. Le poulailler est auprès, adossé au mur: une vingtaine de volailles s'ébattent dans un carré treillage; les plus remarquables sont des poules nègres, toutes blanches, mais qui laissent voir une peau bleue comme les prunes de Monsieur, quand on souffle dans leurs plumes, qui sont des poils.

      Don Pierrot de Navarre est très heureux de son nouveau séjour: il bondit sur les pelouses, court après les papillons et s'intéresse beaucoup aux mœurs des oiseaux. Une chatte abandonnée a été recueillie et appelée Grognette. Il y a eu mariage entre elle et Pierrot, qui est père d'une jolie houppe à poudre de riz, laquelle à été nommée Séraphita.

      Et Mlle Huet, notre institutrice au nez bourbonien?.. qu'était-elle devenue? Elle avait disparu, dans ce bouleversement. Certainement, on avait assez d'elle. Le départ de Paris était un prétexte merveilleux de rupture et on ne le laissa pas échapper. Mais on ne nous expliqua rien. Mlle Huet ne revint pas, et on ne parla plus d'elle.

      Nous avions repris, tout naturellement, notre vie de libre flânerie: tant de choses nous occupaient, si nouvelles encore! Et quand nous étions seules à la maison, fatiguées de tourner dans le jardin, de regarder les poules et d'aller voir vingt fois dans leur nid si elles avaient pondu, nous cédions aux instances de Marianne, qui nous suppliait de venir lui lire, un peu, comme autrefois… Nous nous installions dans la cuisine, car Annette, la cuisinière, quoique moins lettrée que Marianne, voulait entendre aussi.

      Annette était une petite personne mignonne et grassouillette, avec une poitrine rebondie, très serrée dans son corset, et un cou blanc sur lequel le menton se doublait quand elle baissait la tête; propre, un peu compassée et très susceptible, elle se fâchait pour rien.

      Nous nous asseyions sur le rebord de la fenêtre ouverte, cette fenêtre donnant sur la cour, par laquelle nous passions si souvent, en des sauts prodigieux, et que les bonnes, revenant de la pompe, enjambaient péniblement.

      C'était toujours George Sand qu'il fallait relire, et comme, à la fin, nous en étions lassées, nous imaginâmes déjouer quelques scènes des romans: c'était plus nouveau et bien plus amusant. Dans Valentine surtout, nous étions superbes, Marianne ne pouvait cacher son émotion: son petit nez en trompette frémissait, entre ses belles joues rouges, et ses jolis yeux noirs s'emplissaient de larmes. Annette elle-même était captivée: debout, la cuiller de bois à la main, elle semblait changée en statue. Mais c'était toujours elle qui rompait le charme:

      – Ma julienne qui bout trop vite! s'écriait-elle tout à coup. Vous me rendez folle avec vos histoires!..

      Et nous nous sauvions, pour aller lire quelque livre moins connu.

      Mon père proclamait que la lecture est la clé de tout, et que la chose la plus merveilleuse, c'est qu'un enfant puisse apprendre à parler et à lire: aussi laissait-il la bibliothèque à notre disposition et nous poussait-il à y fouiller souvent. Nous avions déjà énormément lu. Après Walter Scott et Alexandre Dumas, c'étaient Victor Hugo, Balzac, Shakespeare, – à mesure que paraissait la traduction de François-Victor Hugo, – et, à travers le merveilleux style de Baudelaire, – Edgar Poë, qui nous passionnait spécialement.

      Notre ardeur à dévorer les livres enchantait mon père, mais «les personnes sérieuses» trouvaient ce genre d'éducation parfaitement absurde et même criminel. Il n'aimait pas la discussion et ne savait guère imposer sa volonté. C'est pourquoi, à regret, il nous laissa mettre dans des pensionnats dont on lui vantait les mérites, l'avenue de Neuilly ayant le monopole des institutions de premier ordre. Externes d'abord, nous allâmes chez madame Liétard, une noble personne, qui, par amour des enfants et pour se consoler de la perte des siens, avait fondé cet établissement, où l'on était vraiment gâté plus que chez soi; puis pensionnaires, chez une madame Biré. Elle portait une perruque bouclée, – «un tour en acajou ronceux», disait mon père, qui avait une aversion spéciale pour cette dame.

      Ces tentatives ne furent pas de longue durée: mon père trouvait vraiment la maison trop déserte et trop triste, sans le mouvement et le bruit que nous y mettions et, pour être sûr de nous garder, il eut un jour une triomphante idée, celle de faire lui-même notre éducation:

      – J'en suis aussi capable que vos sous-maîtresses!.. Et, bien que je ne sois pas même bachelier, si vous en saviez autant que moi, il me semble que ça ne serait pas mal.

      Le principe ordinaire d'instruction qui consiste à entasser pêle-mêle dans la mémoire des notions succinctes sur toutes sortes de sujets lui semblait absurde:

      – La science abrégée, et l'histoire ramenée à un point de vue général, n'intéressent pas, disait-il, et c'est pour cela que tout ce que l'on apprend en classe est si vite oublié. Ce travail si pénible, à un âge où l'on a un besoin impérieux d'activité physique, est, la plupart du temps, absolument perdu et l'on eût mieux fait de laisser les enfants jouer aux barres ou au cheval fondu, ce qui leur eût au moins procuré de l'agrément et donné de la vigueur. Il vaut mieux savoir

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