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contrariée que moi; mais nos cousines, qui sont si chic, vont joliment se moquer de nous!

      – Oh! Rita seulement: les autres sont trop petites!..

      Quand nous arrivons à l'hôtel de Giulia Grisi, d'assez bonne heure, pour la voir un peu avant la venue des convives, nous entendons résonner le piano dans le salon. La porte est ouverte sur le vestibule et nous nous glissons sans être remarquées.

      Giulia et Mario sont debout près du piano et déchiffrent un duo, qu'Alary, compositeur et pianiste, accompagne.

      La scène est originale: ces grands artistes, dont les voix merveilleuses ont enthousiasmé tous les dilettantes de l'Europe et les charment encore, ne sont pas, à ce qu'il semble, très musiciens. Le déchiffrement ne va pas tout seul. Alary, qui est sourd, se démène, bat la mesure du pied, chante, à hauts cris, d'une voix fausse, pour indiquer la mélodie; mais les chanteurs préfèrent la jouer eux-mêmes, d'un doigt, et, par-dessus les mains du pianiste, s'efforcent chacun de son côté. Cela produit une confusion inextricable, d'où s'élèvent par moments des notes magnifiques, pas toujours celles qu'il faudrait.

      Je contiens a grand'peine un fou rire, qui va m'échapper, quand ma mère dénonce notre présence en criant:

      – Brava!..

      Alary se retourne brusquement, en faisant pivoter le tabouret, puis se lève, comme un diable jaillit d'une boîte. Long, maigre, avec une barbiche blonde, la bouche béante, et ses mèches pâles s'embrouillant dans le fil de son lorgnon.

      L'harmonieuse langue italienne résonne alors, dans l'effusion de l'accueil et l'échange des politesses.

      Giulia Grisi est belle, toujours. Elle n'entend pas se laisser vaincre par le temps. Ce n'est plus peut-être, tout à fait, la statue parfaite qui inspira à mon père ce poème si enthousiaste, cet hymne a la beauté, où il regrette, voyant la cantatrice pour la première fois, d'avoir abandonné les pinceaux pour la plume. C'était à la salle Favart, pendant une représentation de Mosè:

      J'aperçus une femme. Il me sembla d'abord,

      La loge lui formant un cadre de son bord,

      Que c'était un tableau de Titien ou Giorgione.

      Vous n'avez pas menti, non, maîtres: voilà bien

      Le marbre grec doré par l'ambre italien,

      L'œil de flamme, le teint passionnément pâle,

      Blond comme le soleil sous son voile de hâle,

      Dans sa mate blancheur les noirs sourcils marqués,

      Le nez sévère et droit, la bouche aux coins arqués,

      Les ailes de cheveux s'abattant sur ses tempes

      Et tous les nobles traits de vos saintes estampes.

      Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté?

      Que peuvent de vains mots sans dessin arrêté,

      Et l'épithète creuse et la rime incolore?

      Ah! combien je regrette et comme je déplore

      De ne plus être peintre, en te voyant ainsi

      A Mosè, dans ta loge, ô Giulia Grisi!

      La diva est un peu forte maintenant, et ses traits s'empâtent et s'estompent; le doigt implacable du destructeur tire un peu vers le bas les coins de la bouche; mais l'ensemble est noble et superbe; le port de la tête, la chaude pâleur, la douceur inquiétante des yeux glauques, sous le noir des lourds cheveux ondés, gardent un charme extrême. Elle porte une jupe de taffetas noir, dont les sept volants sont interrompus par la traîne tout unie qui les recouvre à moitié; le corsage décolleté laisse voir, sous un réseau de dentelle, les épaules rondes et les bras blancs.

      Mario, lui aussi, fut un type de beauté remarquable: coqueluche des douairières et bourreau de bien des jeunes cœurs. Il n'entend pas renoncer à cette royauté et s'y cramponne d'une main élégante. C'est un très grand seigneur: marquis de Candia et officier dans les chasseurs sardes. Un coup de tête l'a jeté hors de son milieu et poussé vers la carrière artistique, où il a trouvé la gloire: aussi il n'a rien de la suffisance coutumière des ténors et montre une suprême distinction. Il a du ressembler beaucoup à Raphaël Sanzio, avec sa barbe légère, qu'il semble n'avoir jamais coupée, ses cheveux souples et ses beaux yeux noirs, si doux sous la longue frange des cils.

      Dès que cela est possible, je le prends à part: j'ai un secret à lui confier, qui, j'en suis sûre, lui fera plaisir. Une élève de l'institution de Mme Liétard, où nous allons parfois comme externes, est amoureuse de l'illustre artiste et lui demande en grâce d'écrire quelques mots sur la photographie qui le représente et qu'elle a achetée.

      – Tu comprends, elle t'a vu aux Italiens, dans le rôle d'Almaviva, et elle t'a trouvé si joli qu'elle ne pense plus qu'à toi et garde ton portrait dans sa poche, pour le regarder toute la journée.

      Mario s'intéresse à mon histoire, un sourire lui chatouille les lèvres.

      – Est-elle belle, ton amie?

      – Oh! oui, et grande, grande: au moins vingt ans!.. Et élégante!.. elle porte des jupes larges comme ça!.. Une vraie dame! Je ne sais pourquoi elle est encore en pension.

      – Tu l'as, cette photographie?

      – Bien sûr! Elle m'a fait jurer, plus de dix fois, que je te l'apporterais.

      Après un regard furtif vers Giulia, qui ne s'occupe pas de lui, Mario me dit en baissant un peu la voix:

      – Monte voir les petites, et, après, va dans ma bibliothèque. J'irai t'y écrire ces quelques mots.

      La maison, un hôtel qu'on a loué tout meublé, est vaste et confortable, mais assez banale. L'organisation intérieure se modèle sur celle d'Angleterre: la nursery est au second étage, et là les enfants sont bien chez eux, sous la surveillance discrète de la gouvernante et de la bonne anglaises.

      Les trois fillettes accourent et nous accueillent par des cris et des rires. Elles sont charmantes, sous leurs cheveux libres qui bouclent jusqu'à leurs épaules, leurs robes blanches légères et fraîches, ornées seulement d'une ceinture à longs pans. Rita, très brune et très blanche, avec le nez un peu fort et les sourcils très accentués, est déjà grande; mais les deux autres, la douce et timide Cecilia, et Clelia, délicieusement mutine, sont toutes petites. Giulia, dans son magnifique automne, près de l'âge où l'on peut être grand'mère, a toute une jeune nichée à elle. Une quatrième fille, Maria, la dernière, qui n'avait pas trois ans, a été emportée brutalement par la mort, il n'y a pas encore très longtemps, et c'est pour cela que les ceintures, des trois sœurs qui restent, sont noires sur les robes blanches.

      Le poème d'Émaux et Camées, intitulé les Joujoux de la Morte et qui commence par ces vers:

      La petite Marie est morte,

      Et son cercueil est si peu long

      Qu'il tient, sous le bras qui l'emporte,

      Comme un étui de violon…

      a été inspiré par ce berceau creusé en tombe.

      J'entends Mario qui chantonne en montant l'escalier, et je me dépêche de descendre un étage pour le rejoindre dans son cabinet.

      Cette pièce a un peu plus de caractère que le reste de l'hôtel. Une bibliothèque à hauteur d'appui, dont le dessus forme table, l'entoure et supporte des statuettes et des bibelots. Les livres, nombreux, sont richement reliés: le marquis de Candia est un lettré et soigne beaucoup sa bibliothèque. Mais des couronnes, des palmes, des branches de laurier en or et en argent, appendues ça et là, trophées de soirées triomphales, ramassés à tous les coins du monde, font souvenir que l'illustre chanteur se doit à son art et n'a pas autant de loisirs qu'il le voudrait pour feuilleter ses volumes.

      – Donne la photographie.

      Je

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