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de leurs chiens. L’une vend des légumes au marché, l’autre du lait, et dès qu’elles s’aperçoivent du bout d’une rue, elles commencent à se regarder de travers et finissent par se dire de gros mots, chacune pour prouver que son chien est le plus beau et le plus aimable. Ce qu’il y a de drôle, c’est que les chiens s’aiment beaucoup et ne songent pas à être jaloux: ils vont toujours se dire bonjour, ce qui met ces femmes encore plus en colère. Aujourd’hui, elles ont tant de chagrin de se séparer de leurs chiens qu’elles redeviennent amies, et les voilà qui reviennent ensemble.

      Nous avons eu quelques difficultés au passage d’un beau chien qui demeure un peu plus haut que nous, rue de Namur, et qui est l’ennemi mortel de Phœbus. S’ils se rencontrent par hasard, ils se jettent l’un sur l’autre et ils se battraient jusqu’à la mort si on ne les séparait pas. Il appartient à un jeune tailleur, qui est parti le même jour que Désiré; il était donc conduit par sa jeune femme. Mais ce qui est curieux, c’est que ces chiens semblèrent comprendre les circonstances graves qui les amenaient à cette heure place de l’Hôtel-de-Ville, car, après un coup d’œil haineux lancé l’un sur l’autre, ils restèrent près de leur maître sans bouger.

      Quand ce fut le tour de papa, il s’avança avec ses deux chiens et on les remit à un jeune artilleur, conducteur de mitrailleuse, qui avait l’air très bon. Il était de Tirlemont où papa connaît plusieurs personnes; alors papa lui a parlé de ses chiens que nous aimons tant, et Madeleine lui a demandé, les larmes aux yeux, de bien soigner Phœbus, de lui donner beaucoup à manger et, dans le cas où il recevrait un coup mortel, de bien l’enterrer. Ce jeune homme regarda ma sœur très attentivement et lui dit gentiment:

      «Mademoiselle, j’aime beaucoup les chiens, je soignerai donc naturellement ceux-ci, mais du moment que vous me recommandez le vôtre, croyez que je veillerai sur lui particulièrement.»

      Là-dessus papa lui remit un gros sac de biscuits pour chiens et, après une dernière caresse à Phœbus, il prit congé de l’artilleur. Madeleine et moi, embrassions Phœbus, mais en nous voyant nous éloigner, il se mit à hurler si fort que tout le monde le regarda. Il fallut la poigne de l’artilleur pour le retenir: je crois qu’il l’attacha à un arbre, tant il tirait.

      J’ai oublié de dire que ma sœur a donné notre adresse au nouveau maître de Phœbus pour qu’il puisse nous envoyer des nouvelles.

      En revenant, papa a voulu passer à la gare pour voir les trains qui allaient à Liége et à Tirlemont, venant de Bruxelles.

      Il en passait une quantité remplis de soldats. Aux arrêts du train, ils chantaient la Brabançonne et aussitôt après l’autre chant, que maintenant je connaissais bien, la Marseillaise. Papa se mit à causer avec plusieurs personnes; tout à coup sa figure changea et je sentis sa main trembler dans la mienne. Il dit à Madeleine: «Les Allemands sont chez nous, ils ont détruit des baraquements à Visé, et l’on dit même que cent cinquante automobiles remplies de soldats sont entrés dans Liége, mais ils ont été bien reçus et ils ont été obligés de s’enfuir. Tu entends, à Liége!»

      Tout à coup la foule qui était sur les quais et sur la place devant la gare se mit à pousser les cris de «Vive la France!» répétés cent fois, puis elle se dirigea vers la rue de la Station, arriva à la Grand’Place et tourna pour se rendre devant l’Hôtel de Ville. Là, elle entonna encore la Marseillaise et cria «Vive la France! Vive la Belgique!» Papa chantait aussi et Madeleine pleurait. Moi, je tremblais en tenant la main de papa bien serrée, car j’avais peur de le perdre, non pas parce que je craignais de ne pas retrouver ma maison, mais parce que tout ce monde dans les rues m’effrayait.

      Le plus gros de la foule s’engouffra dans la rue de Bruxelles. La plupart des magasins étaient fermés, mais toutes les maisons étaient ornées de drapeaux belges, et j’ai demandé à papa si nous en mettrions un. Il m’a répondu que oui, bien entendu, et qu’il fallait vite rentrer.

      A la maison, maman nous dit que M. Velthem était venu pour annoncer la nouvelle de l’arrivée des Allemands à Liége. Là-dessus, papa se fâcha en disant que ce n’était pas vrai, qu’il n’y avait que des automobiles qu’on avait vus dans les faubourgs, et qu’en tout cas on LES avait reçus vigoureusement et qu’ILS voyaient ce que c’était que d’entrer en Belgique.

      Papa mit aussitôt, au-dessus de la porte du magasin, trois drapeaux: deux belges et, au centre, un français.

      Après le dîner, M. Boonen est venu chercher papa. Il voulait sortir avec lui. J’aurais bien voulu aller avec eux, mais maman a dit que non. Nous devions être très sages et très obéissantes pour ne pas augmenter les tourments des grandes personnes, et c’était notre devoir, à nous, petites filles, dans ce malheur qui tombait sur notre pays.

      Alors nous sommes allées nous coucher, Barbe et moi. J’ai aidé ma petite sœur à se déshabiller, à plier ses affaires, à faire sa tresse; nous avons fait notre prière et ensuite je me suis mise dans mon lit mais, je ne pouvais dormir. Je pensais à Désiré, qui allait se battre contre les Allemands, à Phœbus, traînant des mitrailleuses, aux fils de M. Boonen, qui laissaient leur père tout seul.

      Tout à coup j’entendis papa parler et maman s’écriait: «Mais c’est terrible! terrible!»

      Je me dressai sur mon lit et j’écoutai.

      «Oui, disait papa, on est allé rue de Malines, chez les frères Witman, des Allemands; on a brisé tout leur magasin, enfoncé les devantures, brisé toutes les vitres, toute la vaisselle, jeté les tables et les chaises au milieu de la rue, et on allait y mettre le feu quand la police est arrivée; aidée par quelques hommes sérieux comme moi et M. Boonen, elle a réussi à disperser la foule qui a entonné la Marseillaise, mais le magasin était à sac.»

      Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire, un magasin à sac? Je m’endormis là-dessus.

      J’ai demandé à Madeleine, ce matin, ce que c’était; elle m’a dit: «C’est piller un magasin, enlever et briser tout ce qu’il y a dedans. Dieu veuille que les Allemands ne mettent à sac aucune de nos belles villes de Belgique!»

      Pauvre Louvain!

Louvain, 9 août.

      JE me mets à écrire «mon Journal» en revenant de chez Tantine Berthe où nous sommes allés après le déjeuner. Tantine était beaucoup plus douce que d’habitude avec nous; au lieu de nous regarder d’un œil sévère, elle nous a dit, à Barbe et moi, en posant sa main sur nos têtes: «Allez, mes petites, dans le jardin, soyez bien sages, n’abîmez pas les fleurs, promenez-vous tranquillement en attendant que je vous appelle pour goûter, j’ai à parler avec vos parents».

      Oh! je sais bien ce qu’elle voulait: c’était lire la lettre de Désiré que nous avons reçue ce matin.

      Désiré est son préféré. Elle dit toujours: «C’est un garçon, ça!» Aussi était-elle heureuse d’avoir de ses nouvelles. Maman avait annoncé: «Oh! nous avons une lettre bien intéressante de Désiré». J’ai tout de suite pensé à la copier dans mon cahier comme souvenir; la voici:

Bruxelles, 3 août.

      «Chers parents, chères sœurs,

      «Je me hâte de vous donner de mes nouvelles. Je suis arrivé hier à Bruxelles en excellente santé. Nous nous sommes rendus immédiatement à la caserne d’artillerie qui se trouve à la Chaussée de Terouëren, que papa connaît. Après nous être restaurés, on nous a annoncé que le Roi passerait la revue de notre régiment à deux heures. Alors vous pensez si nous nous sommes astiqués et si tout reluisait merveilleusement à l’heure dite. C’est au champ de manœuvre qu’a eu lieu la revue. Il y avait avec nous les régiments de cavalerie et d’artillerie. Nous étions en position à droite, la cavalerie à notre gauche, les mitrailleuses traînées par des chiens étaient au milieu de nous. Une foule énorme se pressait tout autour, et les agents de police et même les gendarmes la maintenaient avec peine. Le Roi est arrivé après une demi-heure d’attente, à deux heures précises; il était à cheval, accompagné du major Melotte et de ses aides de camp. La foule

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