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domestique, madame, reprit-il, le sieur Krauss, m'a dit que les douleurs que ressentait au bras le général étaient plus ou moins vives, selon les saisons.

      – Cela est vrai, monsieur, et aussi selon la température. Ainsi, le jour où mon mari a été… tué, il souffrait plus que d'ordinaire.

      – Et la preuve, ajouta Raymond, c'est que le matin même nous avons tiré le pistolet, et qu'il ne pouvait même pas soulever son arme de la main droite.

      Si peu expérimentée que fût Mme Delorge, elle voyait bien que cette question était, comme on dit au palais, le nœud de l'affaire, et que de sa solution, en un sens ou en l'autre, dépendait la décision du magistrat.

      Se hâtant donc d'intervenir:

      – Lorsque sur ma demande, dit-elle, le commissaire de police est venu chez moi, il était accompagné d'un médecin qui a examiné le corps de mon mari… Ce médecin a dû voir les blessures que le général Delorge avait reçues au bras, à cette bataille d'Isly, où il fut, pour son courage, porté à l'ordre du jour de l'armée.

      – Il les a vues, madame, répondit le juge, il les a même décrites, et je vais vous donner lecture de ce passage de son rapport… Il tira, en effet, un papier d'un dossier volumineux et lut:

      «…Au bras droit, trois cicatrices déjà anciennes, provenant de blessures d'armes blanches, et qui doivent gêner les mouvements, sans qu'il soit possible de déterminer jusqu'à quel point.»

      Mme Delorge eut un geste indigné.

      – Et c'est là tout!.. s'écria-t-elle. Mais, monsieur, ces cicatrices étaient effroyables… Il y en avait une qui, partant de l'épaule, descendait jusqu'à la saignée… Ah! que ne les avez-vous vues!.. Je demanderai, s'il le faut, l'exhumation du corps de mon mari…

      Mais le juge lui imposa silence.

      – Il suffit! prononça-t-il, la question est maintenant élucidée… Le général, comme tous les soldats, portait son épée au côté gauche… De quelle main dégainait-il?.. De la droite. Donc il pouvait se servir du bras droit. J'ai là les dépositions de trois officiers de son ancien régiment qui l'ont vu maintes fois, depuis sa blessure, accomplir ce mouvement, et l'accomplir à cheval, ce qui en doublait la difficulté… Son bras droit était raide, c'est évident, et dans un duel ordinaire, il se fût servi du gauche… Mais dans un moment où la colère l'avait jeté hors de lui, ayant tiré son épée de la main droite, c'est de cette main qu'il a dû tomber en garde et attaquer son adversaire. Et si je dis attaquer, c'est qu'il m'est démontré qu'il a été l'agresseur.

      A cette accusation inouïe, un flot de pourpre inonda le visage de Mme Delorge.

      – Mon mari a été assassiné, monsieur, s'écria-t-elle, assassiné, entendez-vous, et je connais l'assassin…

      M. Barban d'Avranchel avait froncé les sourcils:

      – Plus un mot, madame, interrompit-il, plus un mot… Vous oubliez qu'il est un malheur plus grand que de laisser un crime impuni… c'est d'accuser un innocent. La justice n'a rien négligé pour arriver à la vérité, elle la sait, et je puis vous la dire…

      S'étant levé sur ces mots, il alla s'adosser à la cheminée, et de sa voix monotone:

      – Votre plainte, madame, poursuivit-il, était superflue, il est bon que vous le sachiez. C'est le 1er décembre que le commissaire de police de Passy s'est présenté chez vous…

      – Mandé par moi, monsieur…

      – Ceci importe peu… Ce commissaire et le médecin qui l'accompagnait ont dressé un procès-verbal, et, dès le 3, la justice était saisie et ordonnait une enquête. Cela paraît vous surprendre. C'est que la justice ne s'endort jamais. C'est qu'aux jours les plus troublés, et tandis que les passions humaines se déchaînent autour d'elle, la justice veille, la main sur son glaive, impassible autant que le rocher battu par la tempête…

      M. Barban d'Avranchel était tout entier dans cette période prétentieuse.

      – En conséquence, madame, dès le 5 je commençais l'instruction de cette mystérieuse affaire, et aujourd'hui, après six semaines d'investigations laborieuses, j'ai soulevé le voile qui la recouvrait.

      Il dit, et se retournant vers son greffier:

      – Urbain, commanda-t-il, passez-moi mon rapport, celui que j'ai rédigé pour moi, et que je vous ai donné à recopier avant-hier.

      Le greffier lui remit un cahier assez volumineux. Il l'ouvrit, et après avoir recommandé sévèrement à Mme Delorge de ne le point interrompre, il lut:

      XI

      AFFAIRE PIERRE DELORGE

      «Le 30 novembre 1851, à neuf heures vingt minutes du soir, le général Delorge sortait de son domicile, rue Sainte-Claire, à Passy. Il était en grand uniforme, armé, et portait toutes ses décorations.

      «Étant monté dans un fiacre que son domestique, le sieur Krauss, était allé lui chercher, et qui portait le numéro 739, il se fit conduire rue de l'Université, chez le colonel retraité César Lefert, ancien représentant.

      «Ce qui se passa dans cette entrevue, l'instruction n'a pu le découvrir, le colonel Lefert ayant quitté la France à la suite des événements du 2 décembre.

      «Ce qui est acquis, c'est que le général Delorge, entré chez le colonel à dix heures moins un quart, en sortit à dix heures dix minutes, et remonta en voiture en disant au cocher de le conduire grand train au palais de l'Élysée.

      «Ce cocher, interrogé, a déclaré que le général Delorge, après cette visite, lui avait paru extrêmement agité.

      «Et l'instruction, sans attacher une grande importance à cette déposition, la relève toutefois, à titre de renseignement.

      «Quoi qu'il en soit, le général se présenta à l'Élysée vers dix heures et demie.

      «Il s'y trouvait peu de monde: des militaires, des représentants du peuple, quelques hauts fonctionnaires et plusieurs membres du corps diplomatique, dont l'un, M. Fabio Farussi, particulièrement connu du général, a été entendu au cours de l'instruction.

      «Huit ou dix dames au plus assistaient à cette réunion.

      «Le prince-président ne s'y trouvait pas.

      «Après avoir présenté ses respects à Mme Salvage, qui faisait les honneurs de la résidence présidentielle, le général Delorge, qui avait aperçu dans les salons plusieurs personnes de sa connaissance, s'en approcha pour les saluer.

      «Il était si pâle que tout le monde en fit la remarque, et que même on lui demanda s'il n'était pas indisposé.

      «Ses lèvres tremblaient, dit dans sa déposition M. Fabio Farussi, et ses yeux avaient une expression étrange.

      «A toutes les personnes à qui il donnait la main il demandait: – Est-ce que M. de Maumussy n'est pas venu ce soir? Est-ce que M. de Combelaine n'est pas encore arrivé?..

      «Il avait en prononçant ces deux noms un accent très saisissable de haine et de menace, et il était clair qu'il faisait, pour paraître calme, les plus violents efforts.

      «En de telles dispositions, une conversation suivie devait lui être insupportable. C'est pourquoi, il s'approcha d'une table d'écarté et se mit à parier.

      «Là encore, les joueurs furent frappés de sa contenance singulière. Il était si peu au jeu, qu'à tout moment il fallait l'y rappeler. Ses yeux ne quittaient pas la porte du salon.

      «Cela durait depuis une heure, lorsque tout à coup on le vit s'éloigner de la table de jeu.

      «On venait d'annoncer le comte de Combelaine.

      «Vivement, le général s'avança vers ce nouvel arrivant, et ils se mirent à causer avec une véhémence assez inconvenante pour que tout le monde en fût surpris.

      «Cependant, ils parlaient assez bas, pour que de tout ce qu'ils disaient on ne pût saisir que des lambeaux de

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