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d'innocence?

      À vrai dire, certains chefs et notamment les princes du sang royal n'en savaient pas beaucoup plus qu'elle. Pour faire la guerre, en ce temps-là, il suffisait de monter à cheval. Il n'existait point de cartes. On n'avait nulle idée de marches sur plusieurs lignes, d'opérations d'ensemble, d'une campagne méthodiquement combinée, d'un effort prolongé en vue de grands résultats. L'art militaire se réduisait à quelques ruses de paysans et à certaines règles de chevalerie. Les routiers, partisans et capitaines d'aventure, savaient tous les tours du métier; mais ils ne connaissaient ni amis ni ennemis et n'avaient de cœur qu'à piller. Les nobles montraient grand vouloir d'acquérir honneur et louange; en fait, ils songeaient au gain. Alain Chartier disait d'eux: «Ils crient aux armes, mais ils courent à l'argent86

      La guerre devant durer autant que la vie, on la menait doucement. Les gens d'armes, cavaliers et piétons, (p. XLVIII) archers, arbalétriers, tant Armagnacs qu'Anglais et Bourguignons se battaient sans beaucoup d'ardeur. Ils étaient braves assurément; ils étaient prudents aussi et l'avouaient sans nulle honte. Jean Chartier, chantre de Saint-Denys, chroniqueur des rois de France, conte comment les Français rencontrèrent une fois les Anglais près de Lagny et il ajoute: «Et y ot très dure et aspre besongne, car les François n'estoient guères plus que les Englois archers, arbalétriers, tant Armagnacs qu'Anglais et Bourguignons se battaient sans beaucoup d'ardeur. Ils étaient braves assurément; ils étaient prudents aussi et l'avouaient sans nulle honte. Jean Chartier, chantre de Saint-Denys, chroniqueur des rois de France, conte comment les Français rencontrèrent une fois les Anglais près de Lagny et il ajoute: «Et y ot très dure et aspre besongne, car les François n'estoient guères plus que les Englois87.» Ces gens simples avouaient qu'il est chanceux de se battre un contre un, attendu qu'un homme en vaut un autre. Ce n'étaient pas des esprits nourris de Plutarque comme les hommes de la Révolution et de l'Empire. Et ils n'avaient pour leur hausser le cœur ni les carmagnoles de Barrère, ni les hymnes de Marie-Joseph Chénier, ni les bulletins de la grande armée. On se demande bonnement pourquoi ces capitaines, ces gens d'armes allaient se battre ici plutôt que là? Pour trouver à manger.

      Ces guerres perpétuelles étaient peu meurtrières. Durant ce qu'on appela la mission de Jeanne d'Arc, d'Orléans à Compiègne, les Français perdirent à peine quelques centaines d'hommes. Les Anglais furent beaucoup plus abîmés, parce qu'ils fuyaient et que c'était l'habitude des vainqueurs de tuer dans les déroutes tout ce qui ne valait pas la peine d'être pris à rançon. Mais les batailles étaient rares, partant les défaites, et le nombre des combattants petit. Il n'y avait en France qu'une poignée d'Anglais. On ne se battait, autant dire, que pour piller. Ceux qui souffraient de la guerre, c'étaient ceux qui ne la faisaient pas, les bourgeois, les religieux, les paysans. Les paysans enduraient les maux les plus cruels, et il est concevable qu'une paysanne ait tenu la campagne avec une fermeté, une obstination, une ardeur inconnues à toute la chevalerie.

      Ce n'est pas Jeanne qui a chassé les Anglais de France; si elle a contribué à sauver Orléans, elle a plutôt retardé la délivrance en faisant manquer, par la marche du Sacre, l'occasion de recouvrer la Normandie. La mauvaise fortune des Anglais à partir de 1428 s'explique très naturellement: tandis que dans la paisible Guyenne, où ils faisaient la culture, le négoce, la navigation et administraient habilement les finances, le pays, qu'ils rendaient prospère, leur était très attaché; au contraire, sur les bords de la Seine et de la Loire, ils ne prenaient pas pied; ils n'avaient jamais pu s'y implanter, y mettre du monde en suffisance, y faire de solides établissements. Enfermés dans les forteresses et les châteaux, ils ne cultivaient pas assez le sol pour le conquérir: car on ne s'empare vraiment de la terre que par le labour; ils la laissaient en friche et l'abandonnaient aux partisans qui les harcelaient et les épuisaient. Leurs garnisons ridiculement petites se trouvaient prisonnières dans le pays de conquête. Ils avaient les dents longues; mais un brochet n'avale pas un bœuf. On avait bien vu après Crécy, après Poitiers, qu'ils étaient trop petits et la France trop grande. Pouvaient-ils mieux réussir après Verneuil, sous le règne troublé d'un enfant, au milieu des discordes civiles, manquant d'hommes et d'argent et quand il leur fallait encore contenir le pays de Galles, l'Irlande et l'Écosse? En 1428, ils n'étaient qu'une poignée en France et ne s'y maintenaient que par le duc de Bourgogne qui dès lors les exécrait et leur voulait tout le mal possible.

      Les moyens leur manquaient également et de prendre de nouvelles provinces et de pacifier celles qu'ils avaient prises. Le caractère même de la souveraineté que revendiquaient leurs princes, la nature des droits qu'ils faisaient valoir et qui reposaient entièrement sur les institutions communes aux deux pays leur rendaient difficile l'organisation de leur conquête sans le consentement et même, on peut le dire, sans le concours loyal et l'amitié des vaincus. Le traité de Troyes ne soumettait pas la France à l'Angleterre; il les réunissait l'une à l'autre. Cette réunion inspirait bien des inquiétudes à Londres; les gens des communes laissaient voir la crainte que la vieille Angleterre ne devînt qu'une province écartée du nouveau royaume88. De son côté la France ne se sentait pas réunie. Il était trop tard. Depuis le temps qu'on guerroyait contre ces Coués l'habitude était prise de les haïr. Et peut-être y avait-il déjà un caractère anglais et un caractère français qui ne s'accordaient pas. Même à Paris, où les Armagnacs faisaient autant de peur que les Sarrasins, on supportait les Godons avec grand déplaisir. Ce dont on peut être surpris, ce n'est pas que les Anglais aient été chassés de France, c'est qu'ils l'aient été si lentement. Est-ce à dire que la jeune sainte n'eut point de part dans l'œuvre de la délivrance? Non, certes! Elle eut la part la plus belle: celle du sacrifice; elle donna l'exemple du plus haut courage et montra l'héroïsme sous une forme imprévue et charmante. La cause du roi, qui était en vérité la cause nationale, elle la servit de deux manières: en donnant confiance aux gens d'armes de son parti, qui la croyaient chanceuse, et en faisant peur aux Anglais qui s'imaginaient qu'elle était le diable.

      Nos meilleurs archivistes ne pardonnent pas aux ministres et aux capitaines de 1428 de n'avoir pas aveuglément obéi à la Pucelle. Ce n'est point tout à fait le conseil que l'archevêque d'Embrun donnait, sur le moment, au roi Charles; il lui recommandait au contraire de ne point se départir des moyens inspirés par la prudence humaine89.

      On a beaucoup répété que les seigneurs et capitaines, particulièrement le vieux Gaucourt90, étaient jaloux d'elle. Il faut, pour le croire, ignorer profondément la nature humaine. Ils étaient envieux les uns des autres, et c'est cette envie, au contraire, qui, mieux que tout autre sentiment, leur fit souffrir que la Pucelle se dît chef de guerre.

      J'avoue qu'il m'a été impossible de découvrir les sourdes intrigues des conseillers du roi et des capitaines conjurés pour perdre la sainte. Elles éclatent aux yeux de plusieurs historiens; pour moi, j'ai beau faire: je ne les discerne pas. Le chambellan, sire de la Trémouille, n'était pas une belle âme et le chancelier Regnault de Chartres avait le cœur très sec; mais ce qui m'apparaît, c'est que le sire de la Trémouille refusa de céder cette précieuse fille au duc d'Alençon qui la lui demandait et que le chancelier la garda pour s'en servir. Je ne crois pas du tout que Jeanne fut prisonnière à Sully; je crois qu'elle en sortit avec bannière et trompettes quand elle alla rejoindre le chancelier qui l'employa jusqu'au moment où elle fut prise par les Bourguignons. Après la petite sainte, il mit en œuvre un petit saint, un berger, qui avait reçu les stigmates. C'est donc qu'il ne regrettait pas de s'être servi d'une personne de dévotion pour combattre les ennemis du roi et recouvrer son archevêché.

      L'honnête Quicherat et le généreux Henri Martin sont très durs pour le gouvernement de 1428. À leur sens, c'est un gouvernement de trahison. En fait, ce qu'ils reprochent à Charles VII et à ses conseillers c'est de n'avoir pas compris la Pucelle comme ils la comprennent eux-mêmes. Mais il a fallu quatre cents ans pour cela. Pour avoir sur Jeanne d'Arc les illuminations d'un Quicherat et d'un Henri Martin, il a fallu trois siècles de monarchie absolue, la Réforme, la Révolution, les guerres de la République et de l'Empire, et le néo-catholicisme sentimental des hommes de 48. C'est à travers tant de prismes brillants, sous

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<p>86</p>

Alain Chartier, Œuvres, éd. André du Chesne, p. 412.

<p>87</p>

Jean Chartier, Chronique de Charles VII, t. I, p. 121.

<p>88</p>

Voir la délibération des communes du 2 décembre 1421, dans Bréquigny, Lettres des rois, reines et autres personnages des cours de France et d'Angleterre, Paris, 1847 (2 vol. in-4o), t. II, pp. 393 et suiv.

<p>89</p>

Le R. P. M. Fornier, Histoire des Alpes-Maritimes, Paris, 1890, in-8o, t. II. p. 324. – Lanéry d'Arc, Mémoires et consultations, pp. 565 et suiv.

<p>90</p>

Marquis de Gaucourt, Le sire de Gaucourt, Orléans, 1855, in-8o.