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où elle se trouve de pourvoir à sa défense n'accroît pas peu les difficultés que lui cause un ordre social profondément troublé par la concurrence de la production et l'antagonisme des classes.

      Un empire absolu se fait des défenseurs par la crainte; une démocratie ne s'en assure qu'à force de bienfaits. On trouve la peur ou l'intérêt à la racine de tous les dévouements. Pour que, au jour du péril, le prolétaire français défende héroïquement la République, il faut qu'il s'y trouve heureux ou espère le devenir. Et que sert de se flatter? Aujourd'hui le sort de l'ouvrier n'est pas meilleur en France qu'en Allemagne, et il est moins bon qu'en Angleterre et en Amérique.

      Je n'ai pu me défendre d'exprimer sur ces importants sujets la vérité telle qu'elle m'apparaît; c'est une grande satisfaction que de dire ce qu'on croit utile et juste.

      Il ne me reste plus qu'à soumettre au public quelques réflexions sur l'art malaisé d'écrire l'histoire, et à m'expliquer sur certaines particularités de forme et de langage qu'on trouvera dans cet ouvrage.

      Pour sentir l'esprit d'un temps qui n'est plus, pour se faire contemporain des hommes d'autrefois, une lente étude et des soins affectueux sont nécessaires. Mais la difficulté n'est pas tant dans ce qu'il faut savoir que dans ce qu'il faut ne plus savoir. Si vraiment nous voulons vivre au XVe siècle, que de choses nous devons oublier: sciences, méthodes, toutes les acquisitions qui font de nous des modernes! Nous devons oublier que la terre est ronde et que les étoiles sont des soleils, et non des lampes suspendues à une voûte de cristal, oublier le système du monde de Laplace pour ne croire qu'à la science de saint Thomas, de Dante et de ces cosmographes du moyen âge qui nous enseignent la création en sept jours et la fondation des royaumes par les fils de Priam, après la destruction de Troye la Grande. Tel historien, tel paléographe est impuissant à nous faire comprendre les contemporains de la Pucelle. Ce n'est pas le savoir qui lui manque, c'est l'ignorance, l'ignorance de la guerre moderne, de la politique moderne, de la religion moderne.

      Mais lorsque nous aurons oublié, autant que possible, tout ce qui s'est passé depuis la jeunesse de Charles VII, afin de penser comme un clerc en exil à Poitiers ou un bourgeois d'Orléans de service sur les remparts de sa ville, il nous faudra bientôt retrouver toutes nos ressources intellectuelles pour embrasser l'ensemble des événements et découvrir l'enchaînement des effets et des causes qui échappaient à ce bourgeois et à ce clerc. «J'ai raccourci ma vue», dit le Chatterton d'Alfred de Vigny quand il explique comment il ne voit rien de ce qui s'est passé après les vieux Saxons. Mais Chatterton composait des poèmes, de pseudo-chroniques, et non pas une histoire. L'historien doit tour à tour allonger et raccourcir sa vue. S'il se mêle de conter une vieille histoire, il lui faudra successivement et parfois à la même minute la naïveté des foules humaines qu'il fait revivre et la critique la mieux avertie. Il faut que, par un phénomène étrange de dédoublement, il soit en même temps l'homme ancien et l'homme moderne et vive sur deux plans différents, semblable à ce personnage étrange d'un conte de J. – H. Wells, qui se meut et se sent dans une petite ville d'Angleterre et qui cependant se voit au fond de l'Océan. J'ai visité studieusement les villes, les champs, où se sont accomplis les événements que je me proposais de raconter; j'ai vu la vallée de la Meuse alors (p. LXXVII) que le printemps la fleurissait et la parfumait, et je l'ai revue sous un amoncellement de brumes et de nuées; j'ai parcouru les bords illustres et riants de la Loire, la Beauce aux vastes horizons que les nuages bordent de montagnes neigeuses, l'Île-de-France où le ciel est si doux, la Champagne dont les coteaux pierreux nourrissent encore les vignes basses qui, foulées par l'armée du Sacre, se refirent feuilles et fruits, dit la légende, et donnèrent, à la Saint-Martin, une tardive et riche vendange que le printemps la fleurissait et la parfumait, et je l'ai revue sous un amoncellement de brumes et de nuées; j'ai parcouru les bords illustres et riants de la Loire, la Beauce aux vastes horizons que les nuages bordent de montagnes neigeuses, l'Île-de-France où le ciel est si doux, la Champagne dont les coteaux pierreux nourrissent encore les vignes basses qui, foulées par l'armée du Sacre, se refirent feuilles et fruits, dit la légende, et donnèrent, à la Saint-Martin, une tardive et riche vendange128; j'ai hanté l'âpre Picardie, la baie de Somme si triste et nue sous le vol des oiseaux de passage, la grasse Normandie, Rouen, ses clochers et ses tours, ses vieux charniers, ses ruelles humides, ses dernières maisons de bois aux pignons aigus. Je me suis figuré ces fleuves, ces terres, ces châteaux et ces villes tels qu'ils étaient il y a cinq cents ans.

      J'ai accoutumé mes yeux aux formes qu'affectaient alors les êtres et les choses. J'ai interrogé ce qui reste de pierre, de fer ou de bois travaillé par la main de ces vieux artisans, plus libres et par cela même plus ingénieux que les nôtres, et qui témoignent du besoin de tout animer et de tout orner. J'ai étudié le mieux que j'ai pu les images peintes et taillées, non précisément en France, car on n'y ouvrait guère en ces jours (p. LXXVIII) de misère et de mort, mais en Flandre, en Bourgogne, en Provence, œuvres d'un style à la fois affecté et naïf, souvent exquis. Les miniatures se sont animées sous mes yeux et j'y ai vu revivre les seigneurs, dans la magnificence absurde des «étoffes à tripes», les dames et les demoiselles un peu diablesses avec leurs bonnets cornus et leurs pieds pointus; les clercs assis à leur pupitre, les gens d'armes chevauchant leur coursier et les marchands leur mule, les laboureurs accomplissant d'avril à mars les travaux du calendrier rustique, les paysannes dont la grande coiffe est conservée aujourd'hui par les religieuses. Je me suis rapproché de ces gens qui furent nos semblables et qui pourtant différaient de nous par mille nuances du sentiment et de la pensée; j'ai vécu de leur vie; j'ai lu dans leurs âmes.On ne trouve nulle part, ai-je besoin de le dire, une image authentique de Jeanne. Ce qui, dans l'art du XVe siècle, avait trait à elle, se réduisait à peu de chose: il ne nous en reste presque rien, une petite tapisserie à bestions, une figurine tracée à la plume sur un registre, quelques enluminures peintes dans des manuscrits sous les règnes de Charles VII, de Louis XI, de Charles VIII, et c'est tout. Il m'a fallu contribuer à l'iconographie si pauvre de Jeanne d'Arc, non que j'eusse quelque chose à y ajouter, mais au contraire pour en retrancher ce que les faussaires y ont introduit de ce temps. On trouvera dans l'appendice IV, à la fin de cet ouvrage129 la courte notice où je signale des fraudes déjà anciennes, pour la plupart, et qui n'avaient pas encore été dénoncées. J'ai limité mes recherches au XVe siècle, laissant à d'autres le soin d'étudier ces peintures de la Renaissance dans lesquelles la Pucelle apparaît équipée à l'allemande, avec le chapeau à plumes et le pourpoint à crevées des reîtres saxons et des suisses mercenaires130? Je ne saurais dire quel est le prototype de ces portraits, mais ils ressemblent beaucoup à la femme qui accompagne les soudoyers dans la Danse des morts que Nicolas Manuel peignit de 1515 à 1521 à Berne, sur le mur du couvent des dominicains131. Au grand siècle, Jeanne d'Arc devient Clorinde, Minerve, Bellone en costume de ballet132. de misère et de mort, mais en Flandre, en Bourgogne, en Provence, œuvres d'un style à la fois affecté et naïf, souvent exquis. Les miniatures se sont animées sous mes yeux et j'y ai vu revivre les seigneurs, dans la magnificence absurde des «étoffes à tripes», les dames et les demoiselles un peu diablesses avec leurs bonnets cornus et leurs pieds pointus; les clercs assis à leur pupitre, les gens d'armes chevauchant leur coursier et les marchands leur mule, les laboureurs accomplissant d'avril à mars les travaux du calendrier rustique, les paysannes dont la grande coiffe est conservée aujourd'hui par les religieuses. Je me suis rapproché de ces gens qui furent nos semblables et qui pourtant différaient de nous par mille nuances du sentiment et de la pensée; j'ai vécu de leur vie; j'ai lu dans leurs âmes.

On ne trouve nulle part, ai-je besoin de le dire, une image authentique de Jeanne. Ce qui, dans l'art du XVe siècle, avait trait à elle, se réduisait à peu de chose: il ne nous en reste presque rien, une petite tapisserie à bestions, une figurine tracée à la plume sur un registre, quelques enluminures peintes dans des manuscrits sous les règnes de Charles VII, de Louis XI, de Charles VIII, et c'est tout. Il m'a fallu contribuer à l'iconographie si pauvre de Jeanne d'Arc, non que j'eusse quelque chose à y ajouter, mais au contraire pour en retrancher ce que les faussaires y ont introduit de ce temps. On trouvera dans l'appendice

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<p>128</p>

Germain Lefèvre-Pontalis, Les sources allemandes de l'histoire de Jeanne d'Arc, p. 93.

<p>129</p>

[126] T. II.

<p>130</p>

[127] Voir le tableau daté de 1581, conservé au musée d'Orléans et reproduit dans la Jeanne d'Arc de Wallon, p. 466.

<p>131</p>

[128] La Danse des Morts, peinte à Berne, dans les années 1515 à 1520, par Nicolas Manuel, lithographiée par Guillaume Stettler, s. d. in-fo oblong, pl. XX.

<p>132</p>

[129] Lanéry d'Arc, Le livre d'or de Jeanne d'Arc, Iconographie, nos 2080-2112.