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comme l'œuvre de l'évêque de Beauvais, il oublie de dire que l'évêque de Beauvais rendit cette sentence sur l'avis unanime de l'Université de Paris et conjointement avec le vice-inquisiteur104.

      Les philosophes ne sont pas tombés en France, au XVIIIe siècle, comme une pluie de sauterelles: ils sortaient de deux siècles d'esprit critique. S'ils trouvaient dans l'histoire de Jeanne d'Arc plus de capucinades que leur goût n'en souffrait, c'est qu'ils avaient été instruits dans l'histoire ecclésiastique par les Baillet et les Tillemont, hommes pieux, sans doute, mais grands destructeurs de légendes. Voltaire railla sur Jeanne les moines fripons et leurs dupes. Si l'on rappelle les petits vers de la Pucelle, pourquoi ne pas rappeler aussi l'article105 du Dictionnaire Philosophique, qui renferme en trois pages plus de vérités solides et de pensées généreuses que certains gros ouvrages modernes où Voltaire est insulté en jargon de sacristie?

      C'est précisément à la fin du XVIIIe siècle que Jeanne commença à être mieux connue et plus justement estimée, d'abord par le petit livre que l'abbé Lenglet du Fresnoy tira presque en entier de l'histoire inédite du vieux Richer106, puis par les savantes recherches de L'Averdy sur les deux procès107.

      Toutefois l'humanisme et après l'humanisme la réforme, après la réforme le cartésianisme, après le cartésianisme la philosophie expérimentale, avaient détruit dans l'élite des esprits les vieilles crédulités; le rosier des légendes gothiques, quand vint la révolution, était depuis longtemps défleuri. Il semblait que la gloire de Jeanne d'Arc, liée si étroitement aux traditions de la maison de France, ne pût survivre à la monarchie et que la tempête qui dissipa les cendres royales de Saint-Denys et le trésor de Reims dût emporter aussi les frêles reliques et les images pieuses de la Sainte des Valois. Le nouveau régime en effet refusa d'honorer une mémoire inséparable de la royauté et de la religion; la fête orléanaise de Jeanne d'Arc, dépouillée en 1791 des pompes de l'Église, fut cessée en 93. Alors l'histoire de la Pucelle paraissait un peu trop gothique aux émigrés eux-mêmes: Chateaubriand, n'osa pas l'introduire dans son Génie du Christianisme108.

      Mais le premier Consul, qui venait de conclure le Concordat et songeait à restaurer les ornements du sacre, fit rétablir, en l'an XI, les fêtes de la Pucelle et y rappela l'encens et les croix. Célébrée jadis dans les lettres de Charles VII à ses bonnes villes, Jeanne fut exaltée dans le Moniteur par Bonaparte109.

      Les figures de la poésie et de l'histoire ne vivent dans la pensée des peuples qu'à la condition de se transformer sans cesse. La foule humaine ne saurait s'intéresser à un personnage des vieux âges si elle ne lui prêtait pas ses propres sentiments et ses propres passions. Après avoir été associée à la monarchie de droit divin, la mémoire de Jeanne d'Arc fut rattachée à l'unité nationale que cette monarchie avait préparée; elle devint, dans la France impériale et républicaine, le symbole de la patrie. Certes, la fille d'Isabelle Romée n'avait pas plus l'idée de la patrie telle qu'on la conçoit aujourd'hui, qu'elle n'avait l'idée de la propriété foncière qui en est la base; elle ne se figurait rien de semblable à ce que nous appelons la nation; c'est une chose toute moderne; mais elle se figurait l'héritage des rois et le domaine de la Maison de France. Et c'est bien là tout de même, dans ce domaine et dans cet héritage, que les Français se réunirent avant de se réunir dans la patrie.

      Sous des influences qu'il nous est impossible d'indiquer précisément, la pensée lui vint de rétablir le dauphin dans son héritage, et cette pensée lui parut si grande et si belle, que, dans la simplicité de son naïf et candide orgueil, elle crut que c'était des anges et des saintes du Paradis qui la lui avaient apportée. Pour cette pensée elle donna sa vie. C'est par là qu'elle survit à sa cause. Les plus hautes entreprises périssent dans leur défaite et, plus sûrement encore, dans leur victoire. Le dévouement qui les inspira demeure en immortel exemple. Et, si l'illusion qui enveloppait ses sens la soutint, l'aida à s'offrir tout entière, cette illusion ne fut-elle pas à son insu l'ouvrage de son cœur? Sa folie fut plus sage que la sagesse, car ce fut la folie du martyre, sans laquelle les hommes n'ont encore rien fondé de grand et d'utile dans le monde. Cités, empires, républiques, reposent sur le sacrifice. Ce n'est donc ni sans raison ni sans justice que, transformée par les imaginations enthousiastes, elle devint le symbole de la patrie armée.

      Le Brun de Charmettes110, royaliste jaloux des gloires impériales, composa en 1817, avec talent, la première histoire patriotique de Jeanne d'Arc, qui devait être suivie de tant d'autres, conçues dans le même esprit, tracées sur le même plan, écrites dans le même style. De 1841 à 1849, Jules Quicherat, en publiant les deux procès et les témoignages, ouvrit dignement une époque incomparable de recherches et de découvertes. Au même moment, Michelet écrivit dans le cinquième tome de son Histoire de France des pages rapides et colorées, qui resteront sans doute comme la plus belle expression de l'art romantique appliqué à la Pucelle111.

      Mais, de toutes les histoires écrites de 1817 à 1870, ou du moins de toutes celles que j'ai pu connaître, car je ne me suis pas attaché à les lire toutes, la plus sagace, à mon avis, est celle qui forme le livre IV de l'Histoire de Charles VII, par Vallet de Viriville, dans laquelle se montre le souci de rattacher la Pucelle au groupe de visionnaires auquel elle appartient réellement112.

      Le livre de Wallon a été très répandu, sinon très lu; il doit sa fortune à son exactitude confessionnelle113. C'est une œuvre consciencieuse, morne et d'un fanatisme modéré. Puisqu'il fallait une Jeanne d'Arc orthodoxe à l'usage des gens du monde, celle de M. Marius Sepet avait, pour remplir cet office, autant d'exactitude et plus de grâce114.

      Après la guerre de 1871, sous la double influence de l'esprit patriotique, exalté par la défaite, et du sentiment catholique renaissant dans la bourgeoisie, le culte de la Pucelle redoubla de ferveur. Les lettres et les arts achevèrent la transfiguration de Jeanne.

      Les catholiques, comme le docte chanoine Dunand115, rivalisent de zèle et d'enthousiasme avec les spiritualistes indépendants comme M. Joseph Fabre116. Celui-ci, en donnant sous une forme très artiste les deux procès en français et en discours direct, a vulgarisé l'image la plus ancienne et la plus touchante de la Pucelle117.

      (p. LXVIII) De cette période datent des travaux d'érudition presque innombrables parmi lesquels il faut signaler ceux de Siméon Luce de qui désormais quiconque traite des commencements de Jeanne doit se reconnaître tributaire De cette période datent des travaux d'érudition presque innombrables parmi lesquels il faut signaler ceux de Siméon Luce de qui désormais quiconque traite des commencements de Jeanne doit se reconnaître tributaire118.

      Nous sommes tenus à une égale reconnaissance envers M. Germain Lefèvre-Pontalis pour ses belles éditions et ses pénétrantes études, d'une érudition élégante et sûre.

      Dans cette période d'exaltation romantique et néo-catholique, la peinture et la sculpture multiplièrent les images de Jeanne, si rares jusque-là; on vit en merveilleuse abondance Jeanne priant, Jeanne armée et chevauchant, Jeanne captive, Jeanne martyre; de toutes ces images exprimant de diverses manières et avec des mérites inégaux le goût et le sentiment d'une époque, une seule œuvre apparaît grande et vraie, d'une beauté puissante: la Jeanne d'Arc hallucinée de Rude119.

      Le mot de patrie n'existait pas au temps de la Pucelle. On disait le royaume de France120. Personne, pas même les légistes,

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<p>104</p>

Il ne faut pas juger trop sévèrement les cahiers d'un précepteur; mais Bossuet, qui place la réhabilitation sous la rubrique de 1431, ne nous avertit pas qu'elle ne fut prononcée que vingt-cinq ans plus tard. Bien au contraire, il ne tient qu'à lui qu'on la croie antérieure à la délivrance de Compiègne. Voici son texte: «En exécution de cette sentence, elle fut brûlée toute vive à Rouen en 1431. Les Anglois firent courir le bruit qu'elle avoit enfin reconnu que les révélations dont elle s'étoit vantée étaient fausses. Mais le Pape, quelque temps après, nomma des commissaires. Son procès fut revu solemnellement, et sa conduite approuvée par un dernier jugement que le Pape lui-même confirma. Les Bourguignons furent contraints de lever le siège de Compiègne» (Loc. cit., p. 236).

<p>105</p>

Voltaire, éd. Beuchot, t. XXVI. – Cf. aussi: Essai sur les mœurs, chap. LXXX. «Enfin, accusée d'avoir repris une fois l'habit d'homme qu'on lui avait laissé exprès pour la tenter, ses juges… la déclarèrent hérétique relapse, et firent mourir par le feu celle qui, ayant sauvé son roi, aurait eu des autels dans les temps héroïques, où les hommes en élevaient à leurs libérateurs. Charles VII rétablit depuis sa mémoire, assez honorée par son supplice même.»

<p>106</p>

L'abbé Lenglet du Fresnoy, Histoire de Jeanne d'Arc, vierge, héroïne et martyre d'État suscitée par la Providence pour rétablir la monarchie française, tirée des procès et pièces originales du temps. Paris, 1753-54, 3 vol. in-12.

<p>107</p>

F. de L'Averdy, Mémorial lu au comité des manuscrits concernant la recherche à faire des minutes originales des différentes affaires qui ont eu lieu par rapport à Jeanne d'Arc, appelée communément la Pucelle d'Orléans. Paris, Imprimerie Royale, 1787, in-4o. —Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque du roi, lus au comité établi par sa Majesté dans l'Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres. Paris, Imp. Royale, 1790, t. III.

<p>108</p>

«Il n'y avait dans les temps modernes que deux beaux sujets de poëme épique les Croisades et la Découverte du Nouveau Monde» (éd. de 1802, Paris, t. II, p. 7.)

<p>109</p>

«L'illustre Jeanne d'Arc a prouvé qu'il n'est pas de miracle que le génie français ne puisse produire dans les circonstances où l'indépendance nationale est menacée» (Moniteur du 10 pluviôse, an XI – 30 janvier 1803). – Pour l'approbation du premier Consul: Fac-similé dans A. Sarrazin, Jeanne d'Arc et la Normandie, p. 600 [Original tiré de la collection de Reiset].

<p>110</p>

Le Brun de Charmettes, Histoire de Jeanne d'Arc surnommée la Pucelle d'Orléans, Paris, 1817, 4 vol. in-8o.

<p>111</p>

Michelet, Histoire de France, t. V.

<p>112</p>

Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. II, Paris, 1863, in-8o.

<p>113</p>

H. Wallon, Jeanne d'Arc, Paris, 1860, 2 vol. in-8o.

<p>114</p>

M. Sepet, Jeanne d'Arc, avec une introduction par Léon Gauthier, Tours, 1869, in-8o.

<p>115</p>

Chanoine Dunand, Histoire de Jeanne d'Arc, Toulouse, 1898-1899, 3 vol. in-8o.

<p>116</p>

Joseph Fabre, Jeanne d'Arc, libératrice de la France, n. éd., Paris, 1894, in-12.

<p>117</p>

Procès de condamnation de Jeanne d'Arc… traduction avec éclaircissements, par J. Fabre, n. éd., Paris, 1895, in-18.

<p>118</p>

Jeanne d'Arc à Domremy, op. cit.La France pendant la guerre de Cent Ans, op. cit.

<p>119</p>

Lanéry d'Arc, Le Livre d'Or de Jeanne d'Arc, nos 2080 à 2112.

<p>120</p>

A. Thomas, Le mot «Patrie» et Jeanne d'Arc, dans Revue des Idées, 15 juillet 1906.