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Brienne et son château.

      Cette chanson est de l'abbé Morellet; on voit qu'il écrivait mieux en prose qu'en vers.

      C'est ainsi que se passait la vie à Brienne, au milieu d'une société nombreuse et pourtant choisie: de bonnes conversations, des fêtes et des plaisirs, voilà la vie comme il la faut mener; nous l'ignorons maintenant, c'est un secret perdu.

      Mais du sein de cette réunion de joies et de plaisirs un orage s'avançait menaçant et terrible: les jeunes femmes commencèrent à sourire avec moins d'abandon; leurs joues rosées devinrent pâles, car elles craignirent pour un père, un mari, un frère, un amant, un ami. Hélas! à cette époque, quelles sont les affections qui ne furent pas d'abord froissées par le sort, déchirées et baignées dans le sang!

      M. de Loménie fut ministre, son ambition fut satisfaite. Mais combien alors il regretta les jours tranquilles de Brienne! J'ai souvent pensé, en me trouvant dans la pièce qui faisait son cabinet, et dans laquelle j'attendais quelquefois des heures entières lorsque j'étais de service auprès de Madame Mère31, combien peut-être M. de Loménie y avait fait entendre des plaintes trop longtemps contenues dans le monde!.. Cette maison m'a toujours imprimé une profonde tristesse lorsque ma pensée me reportait vers une époque passée au milieu des troubles affreux dont le sang du malheureux archevêque de Sens avait augmenté l'horreur.

      Sans doute M. de Loménie fit des fautes dans son administration, mais ces fautes n'étaient pas de nature à lui donner vis-à-vis de la nation l'aspect d'un homme qu'il fallait conduire à la mort. Le jour où il fut décidé qu'il sortait du ministère, tous les jeunes avocats, toutes les têtes ardentes qui rêvaient déjà la Révolution, portèrent, sur la place de Grève, un mannequin habillé comme l'archevêque, et le brûlèrent. Il y eut du tumulte; le chevalier Dubois, commandant alors le guet de Paris, fit tirer sur la multitude, et plusieurs personnes tombèrent. Hélas! ce ne fut pas la première fois que les pavés de la Grève furent rougis du sang français autrement que par le supplice d'un criminel!

      Cette affaire, que je ne raconte pas plus longuement, au reste, dans cet ouvrage, parce que ce n'est pas son but, l'est avec beaucoup de détail dans mes Mémoires sur Napoléon et sur la Révolution.

      Cependant, s'il était condamné par un parti, M. de Loménie était excusé par l'autre, à la tête duquel était la Reine. Mais il y avait une autre faction qui lui était nuisible plus peut-être que l'autre ne lui était favorable, et cela par la conséquence toute naturelle que le mal blesse bien plus avant que le bien ne produit de bien lui-même. Ces factions qui se levaient avec haine, même contre M. de Loménie, étaient conduites par des femmes choquées dans quelques prétentions au château de Brienne, parce qu'elles jouaient mal la comédie, par exemple; et qui, ayant été exclues d'un rôle, n'avaient jamais pardonné au maître du château qui n'avait pas voulu qu'elles fussent ridicules. De là des haines plus ou moins gratuites, mais toutes funestes à celui qu'elles frappaient. Madame de Coigny était une des plus acharnées contre l'archevêque. Jeune, jolie, charmante, fort grande dame, riche, elle avait tous les droits d'une femme à la mode pour paraître sur le théâtre de Brienne; mais sa voix avait un tel accent qu'il était impossible de lui donner un rôle. Soit qu'elle crût que l'archevêque ne pouvait récuser ses droits, soit qu'elle se fît elle-même illusion sur cette voix vraiment désagréable, elle ne pardonna pas le refus qu'elle essuya, quoiqu'il fût entouré de tout ce qui pouvait l'adoucir. Elle fut une des plus ferventes à poursuivre l'archevêque lorsqu'il fut une fois sorti du ministère; elle était pourtant bonne, et la personne la plus sociable, surtout dans sa jeunesse; elle était fille de M. de Conflans.

      Sans être beau, le cardinal de Loménie en avait l'apparence; j'ai vu beaucoup de ses portraits dans sa famille qui me donnent de lui cette idée, du moins. Mais il avait dans le regard, dans le sourire, dans l'ensemble de la physionomie, cette expression malheureuse qui révèle une destinée funeste. Il avait de l'esprit, contait bien, et avait dans les manières cette sorte de charme attaché aux positions élevées, et qui donne une teinte que nul autre ne peut recevoir… C'était là un des sujets de sarcasme les plus amers… peut-être même de haine de la classe inférieure envers la noblesse de France. Le cardinal de Loménie avait de la hauteur, mais jamais une fois qu'il était dans le monde; alors il devenait l'un des hommes les plus aimables du salon de sa belle-sœur.

      L'abbé Delille était l'un des habitués les plus assidus de la société de madame la comtesse de Brienne; mais il avait été trop dévoué aux exilés de Chanteloup pour que Brienne l'accueillît comme un ami. Cependant l'abbé Delille aurait voulu être bienvenu dans ce palais enchanté, où les plaisirs étaient si admirablement variés, qu'on doutait encore s'il n'y avait pas un peu de magie dans leur exécution. Les poètes qui chantaient ses merveilles recevaient la lumière de leur gloire. L'abbé le savait bien; à cette époque, cependant, il n'avait pas besoin d'un reflet étranger pour se montrer comme l'une de nos gloires littéraires. Les Jardins avaient paru, ainsi que plusieurs autres ouvrages.

      L'abbé Delille n'avait nullement la figure et la tournure de ce qu'on pourrait penser de lui en lisant, par exemple, son poëme de l'Imagination et quelques passages des différentes traductions qu'il a faites; il avait une physionomie fine et railleuse, et qui s'accordait mal avec des traits assez forts pour n'avoir rien de gracieux; il était même laid. Son nez était gros; ses sourcils avançaient sur ses yeux, dont le globe était fort couvert par la paupière. Son sourire avait presque toujours de la malice, et dans sa conversation on retrouvait cette disposition. Avant son émigration, lorsqu'il était à Brienne, par exemple, il était alors Jacques Delille, l'un de ces abbés musqués dont Rivarol fit un si plaisant portrait, lorsque l'abbé Delille, par un oubli impardonnable, s'avisa d'omettre le jardin potager dans les Jardins. Rivarol fit alors une satire intitulée: le Chou et le Navet, qui est dans tous les recueils de pièces détachées, et que, pour cette raison, je ne transcris pas ici. L'abbé Delille, enfant trouvé à la porte de l'hospice de la Pitié à Clermont en Auvergne, fut traité sans merci par Rivarol dans cette pièce de vers; mais il avait, dit-on, cherché cette correction par l'air dégagé avec lequel il accueillait les moindres avis.

      «Ingrat! lui disait le chou, tu m'oublies!.. et pourtant

      «Ma feuille t'a nourri, mon ombre t'a vu naître!..

      Le Ciel fit les navets d'un naturel plus doux…

      Dit le navet au chou… et puis console-toi…

      Car… ses vers passeront, les navets resteront

      Il y a dans toute cette pièce un esprit charmant contre lequel aurait échoué tout le talent poétique de l'abbé Delille, s'il avait voulu y répondre… Il y a une autre pièce dans le même genre, excepté qu'elle ne s'adresse pas à un individu, mais à l'époque. C'est la satire de Berchoux, parlant aux Grecs et aux Romains. Il y a là dedans un véritable sel attique; ce peut n'être plus de mode, comme on le dit assez bêtement (j'en demande pardon à ceux qui parlent ainsi), mais j'avoue que je trouve du plaisir à lire ce qui est spirituel, de quelque époque et dans quelque époque que cela arrive et soit écrit. Le Dante, l'Arioste, Pétrarque, Homère, pour remonter plus haut, tous ces hommes-là m'amusent, ou m'intéressent même, et les siècles disparaissent devant l'intérêt de la pensée, lorsque le poëte sait l'éveiller.

      L'abbé Delille avait, comme je l'ai dit, beaucoup de malice dans sa conversation et dans sa physionomie. Je ne l'ai connu qu'aveugle, et escorté de sa femme, ce qui en faisait l'être le plus désagréable à supporter. J'en reparlerai plus tard, à l'époque de son entrée en France. L'abbé Delille et le cardinal Maury, tous deux dans un genre opposé, sont deux hommes remarquables dans leur changement de carrière littéraire et politique en tout ce qu'elle tient au monde.

      L'abbé Maury, comme on l'appelait avant la Révolution et pendant ses premières années, est un nom sur lequel l'attention se porte aussitôt qu'on le prononce. Il avait tout ce qui exclut de la bonne compagnie; et pourtant il allait dans les maisons, non-seulement les plus distinguées comme rang et comme pouvoir, mais chez les femmes les plus à la mode, comme madame de Beauvau, madame de Simiane, madame de Coigny

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<p>31</p>

L'hôtel de Madame Mère était l'hôtel de Brienne; il est situé rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain. C'est aujourd'hui le Ministère de la Guerre.