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le jour ! murmura-t-elle au moment où le coq chanta, saluant l’aurore.

      Elle se leva, alla à tâtons vers un vieux bahut qu’elle ouvrit. Puis elle fit jouer un ressort, et un tiroir s’ouvrit.

      Au fond de ce tiroir, ses mains saisirent un coffret en bois d’érable, merveilleusement sculpté, enrichi d’incrustations d’or… Dans le coffret, il n’y avait que deux objets.

      Un poignard à lame acérée, de fabrication maure. Le poi-gnard était très simple et s’emboîtait dans une gaine recouverte de velours d’un cramoisi déteint.

      L’autre objet était une miniature enchâssée dans un cadre d’or ouvragé, orné de diamants et de rubis. Le cadre eût suffi pour faire la fortune de la Maga… si elle eût voulu le vendre. Cette miniature représentait un jeune homme vêtu du costume en usage parmi les étudiants espagnols du XVe siècle. La tête était expressive, empreinte d’un caractère de résolution hautaine, avec des yeux noirs et durs, un front que barrait le trait touffu des sourcils, une bouche ironique, et un air d’incroyable audace, de violente obstination.

      Mais ce que ce portrait pouvait dégager de dureté, presque de cruauté, s’adoucissait, s’estompait, fondu dans le rayonne-ment de la jeunesse. La Maga le regardait avec une expression d’infinie douleur.

      – Ô mon amour, ma jeunesse ! murmura-t-elle. Où êtes-vous ?… Là, dans ce coffret que je n’ai pas osé ouvrir depuis dix ans… depuis sa dernière visite…

      Brusquement, elle tomba sur ses genoux et éclata en san-glots… sa bouche frémissante collée sur la bouche froide de la miniature…

      – Mère !… Vous pleurez donc encore ?

      Une voix d’une incomparable pureté, d’une ineffable ten-dresse venait de prononcer ces quelques mots. La Maga se releva d’un bond, referma précipitamment le coffret, le tiroir, le bahut et se retourna vers une porte qui donnait sur une pièce voisine.

      – Où êtes-vous, mère ? reprit la voix. Je vous ai entendue…

      La Maga alluma une torche. Et, dans l’encadrement de la porte, apparut une jeune fille d’environ seize ans.

      Ce n’était pas une vierge. Elle était la virginité même.

      Lorsque la torche fut allumée, la jeune fille, à peine vêtue, les pieds nus, s’avança vers la vieille, jeta autour du cou flétri ses bras d’une éclatante blancheur et laissa reposer sa tête sur la poi-trine décharnée.

      – Rosita !… mon unique consolation ! fit la Maga.

      – Comme votre cœur bat vite, pauvre mère Rosa…

      Celle à qui la vieille Maga venait de donner le nom de Rosi-ta leva les yeux vers la sorcière. Et il y avait un monde de ten-dresse dans ses yeux.

      – Vous pleuriez, mère Rosa, reprit-elle… Vous avez un grand chagrin, et vous ne voulez pas me le dire… à moi, votre fille ?

      La sorcière frissonna.

      – Ma fille !… Oui, ma fille… ma seule fille !… Et, sourde-ment, en elle-même, elle ajouta :

      – Que « l’autre » soit maudite pour avoir achevé de briser mon cœur de mère… comme « lui » avait brisé… mon cœur d’amante !…

      Elle continua :

      – C’est vrai, ma Rosita : j’ai un grand chagrin… un chagrin qui me tue lentement. Mais ce chagrin, je ne dois pas te le dire parce qu’il faudrait, enfant, te raconter ma vie !… Et te raconter ma vie, à moi, ce serait jeter sur ta candeur un voile impur, ce se-rait ternir ta joie et ton innocence, comprends-tu ?

      – Je ne comprends qu’une chose, ma mère, c’est que je vous aime de tout mon cœur et que je souffre de vous voir souffrir, et que je voudrais connaître vos douleurs pour les partager… pour vous consoler…

      – Ah ! ma Rosita, ta présence seule est une consolation infi-nie… Une seule de tes caresses suffit à me faire oublier pour un moment le mal terrible qui ronge mon âme… Tiens, vois, je ne pleure plus… Et puisque te voilà éveillée, causons un peu… J’ai des choses à te dire… Depuis longtemps, j’hésitais… le moment est venu…

      Le jour se levait et envahissait le taudis, Rosita s’était assise. La Maga éteignit la torche de résine.

      – Quelles choses voulez-vous me dire, ma mère ?

      – Hélas ! Que ne suis-je vraiment ta mère !

      Un nuage de tristesse passa sur le front de la jeune fille.

      – Vous l’êtes ! reprit-elle. Vous êtes ma seule mère… puisque la vraie… m’a… abandonnée…

      – Oui ! Abandonnée… Et c’est de cela que je veux te causer, mon enfant.

      – À quoi bon, mère Rosa !… Pourquoi éveiller ces souve-nirs ?…

      – Il le faut, ma fille… Mais, dis-moi, dois-tu aller au-jourd’hui à l’atelier de Raphaël ?…

      À ce nom, Rosita eut une exclamation de joie. Son visage s’éclaira.

      – Tu l’aimes donc bien ?…

      – Oui, mère Rosa ! Je l’aime de toute mon âme, comme il m’aime… Il est si beau… si bon… Nous avons fixé la date de notre mariage, mère !… Sauf votre approbation, bien entendu ! Ra-phaël doit venir demain vous en parler…

      – Chère enfant ! Qu’importent les dates !… Sois heureuse, c’est cela seulement qui m’importe… Mais tu ne m’as pas répon-du… Dois-tu le voir aujourd’hui ?

      – Non, mère : il a donné avant-hier le dernier coup de pin-ceau à cette Vierge si belle… pour laquelle j’ai posé. Et il m’a dit que nous nous reverrions ici, demain… Il a dû porter son tableau à Notre Saint-Père…

      – Au pape ? s’exclama sourdement la Maga.

      – Oui, mère ! Et la peinture de mon Raphaël est bien digne de figurer parmi les chefs-d’œuvre du Vatican…

      Il y eut un silence de quelques minutes.

      Puis celle que la mystérieuse vieille appelait Rosita, et que les voisins appelaient simplement « la Fornarina » ne lui con-naissant pas d’autre nom, eut un sourire rêveur et extasié :

      – Quand je pense à tout mon bonheur, fit-elle doucement, je me demande si je ne vais pas l’expier par quelque soudaine catas-trophe…

      La Maga tressaillit.

      – Que veux-tu dire, enfant ?… demanda-t-elle avec angoisse.

      – Oh ! rien… des idées folles, mère… Mais voyez vous-même si je ne suis vraiment pas trop heureuse… depuis six ans que je suis avec vous… Rappelez-vous combien j’ai souffert avant de vous connaître…

      – Par ma faute ! murmura-t-elle si bas que la jeune fille ne l’entendit pas.

      – J’avais alors dix ans, poursuivit Rosita, les yeux perdus dans le vague. Je me voyais maltraitée, méprisée, battue… Les uns m’appelaient petite bâtarde… d’autres juraient que je n’étais même pas baptisée… Mais tout cela n’était rien encore. La femme qui me gardait chez elle… me battait cruellement. À la moindre faute, elle levait sur mes épaules un lourd bâton…

      Immobile, la sueur au front, la vieille écoutait avec une pro-fonde attention ce récit que, pourtant, elle avait entendu déjà plus d’une fois.

      – Cette femme était si méchante qu’on l’appelait la Stryga . Je ne lui connaissais pas d’autre nom, et elle disait que moi-même je n’en avais pas… C’est pourquoi les gens prirent l’habitude de m’appeler la Fornarina… et ce nom m’est resté, si bien que Raphaël lui-même m’appelle ainsi le plus souvent… Oh ! mère, quelle triste époque de ma vie !… J’étais maigre à faire pi-tié… La Stryga me donnait à peine à manger… Quelquefois, je disputais

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