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Carolles!… Monsieur Henri de Baffé!…

      Puis, presque aussitôt:

      – Monsieur le marquis de Ganges, reprit-il en élevant la voix, comme pour mieux marquer l’importance du personnage.

      Cette cérémonie, assez inusitée au bal Bullier, se passait non loin de l’entrée de la salle couverte et tout près d’une espèce de tonnelle de feuillage où étaient attablés un monsieur et trois femmes qui, à en juger par leur tenue et leurs allures, devaient être des dévergondées de la pire espèce.

      Le monsieur, au contraire, avait l’air d’un homme du monde, mais il était complètement ivre.

      La table, couverte de bouteilles vides, attestait qu’il ne s’était pas grisé seulement de paroles et de bruit.

      Au moment où M. de Servon venait de présenter le faux marquis, ce monsieur se leva, en montrant le poing au groupe des clubmen. Une de ses tristes invitées le força à se rasseoir en le tirant par le pan de sa redingote, mais il continua de gesticuler en criant:

      – Qu’est-ce qu’il dit? Est-ce à moi qu’il en a?

      Le présenteur et les présentés ne firent aucune attention à ce pochard qui, à la Closerie, n’était pas seul de son espèce. Ils échangèrent de brèves politesses avant de se séparer et le vicomte prit congé de Paul en lui disant:

      – A l’honneur de vous revoir, monsieur le marquis.

      Ces messieurs venaient de s’éloigner avec leurs deux recrues féminines, lorsque Jean de Mirande déboucha de la salle de bal, en nombreuse compagnie.

      Tout tournait au gré des désirs de Paul qui ne craignait rien tant que de se trouver pris entre son vieil ami du quartier et ses nouveaux amis du club.

      – Marquis! persistait à grommeler l’ivrogne; je vais t’en donner, moi, du marquis de Ganges!

      Paul Cormier n’entendit pas cette menace qui se confondit avec un grognement et il ne se douta nullement qu’elle s’adressait à lui.

      Il était tout à la joie d’avoir évité l’explication qui eût été la conséquence forcée de la rencontre avec Jean, si Jean était survenu une minute plus tôt.

      Il arrivait, ce brave Jean, escorté de ce qu’il appelait sa maison civile et militaire, c’est-à-dire des quatre donzelles qu’il venait de régaler chez Foyot et d’une demi-douzaine d’étudiants recrutés dans le bal et largement abreuvés à ses frais.

      Lui aussi, il était non pas ivre, car il portail le vin comme pas un, mais outrageusement gris. Il marchait encore droit, et il avait toujours la parole facile; seulement les yeux lui sortaient de la tête, et Paul, qui le connaissait bien, vit tout de suite qu’il était très surexcité.

      Et quand cela lui arrivait, il était capable de toutes sortes d’extravagances. Paul le savait et bénissait d’autant plus le ciel qui avait inspiré au vicomte de Servon l’idée d’emmener ses amis.

      – Te voilà, joli lâcheur, lui cria Mirande, du plus loin qu’il l’aperçut. Était-elle bonne la soupe de ta maman? Et le bouilli? Et le petit ginglet pour arroser tout ça? Si tu étais venu avec nous, tu aurais mangé de la bisque et bu du Clicquot. Demande plutôt à ces dames. Mais je te tiens, maintenant, et tu vas finir ta nuit avec nous… nous souperons chez Baratte, aux Halles.

      Cormier admirait à part lui les effets du vin de Champagne qui inspirait de tels projets au dernier rejeton d’une famille de la vieille-roche et il était assez disposé à prendre la chose gaiement. Mirande, ce soir-là, ne pouvait lui être bon à rien et Paul n’était pas pressé de s’acquitter de la commission dont l’avait chargé le père Bardin, emporté par son zèle matrimonial.

      Il craignait seulement que le bal ne finît pas sans bataille. Mirande, quand il se mettait dans ces états-là, avait le louis facile et le coup de poing aussi. Pour peu qu’on l’agaçât, il en venait aux voies de fait et il arrivait que la fête se terminait au violon.

      Paul, qui n’avait pas envie de l’y suivre, méditait déjà de le calmer et de le ramener tout doucement à son domicile du boulevard Saint-Germain où il pourrait se coucher et cuver son vin jusqu’au lendemain.

      Le diable c’était que le reste de la bande avait perdu toute notion du respect qu’on doit à l’autorité qui veille sur la tranquillité des bals publics. Ces dames avaient déjà failli se faire mettre à la porte en levant la jambe plus haut que le casque du municipal de service. Véra, la nihiliste, poussait des cris séditieux. Il est vrai qu’elle les poussait en russe et que personne ne les comprenait, mais les étudiants qui complétaient le cortège de Jean bousculaient tout le monde et faisaient un tapage infernal.

      Paul, malgré tout, espérait encore que la soirée s’achèverait pacifiquement. Il comptait sans le pochard qui l’avait déjà interpellé du fond de la tonnelle qu’il occupait avec trois créatures. Elles avaient essayé de le contenir, mais il s’était arraché de leurs pattes et il vint se planter devant Paul Cormier, les bras croisés, le chapeau rejeté sur la nuque et les cheveux en coup de vent.

      – D’où sort-il celui-là? grommela Mirande en toisant l’intrus qui lui dit brusquement:

      – Ce n’est pas à vous que j’ai affaire… c’est à celui-ci.

      – A moi? demanda Paul, stupéfait.

      – Oui, à vous. Pourquoi vous faites-vous appeler le marquis de Ganges?

      Paul pâlit et ne répondit pas. Il comprenait que cet homme avait entendu les présentations, mais il ne devinait pas en quoi elles pouvaient l’avoir offensé.

      – Êtes-vous fou? demanda Mirande à l’ivrogne, dont l’attitude agressive commençait à l’irriter.

      – Je ne suis pas fou et je suis parfaitement sûr d’avoir bien entendu. Encore une fois, pourquoi, vous, le petit blond, pourquoi avez-vous pris un nom qui ne vous appartient pas?

      Êtes-vous le marquis de Ganges, oui ou non?

      – Qu’est-ce que ça vous fait? riposta Mirande, exaspéré par cette insistance tenace qui est particulière aux gens ivres.

      – Ce que ça me fait? Vous voulez le savoir? C’est moi qui suis le marquis de Ganges.

      – Possible! ricana Jean. Vous n’en avez pas l’air.

      – Je ne vous parle pas. Je parle à cet homme qui s’obstine à ne pas me répondre… et je lui répète qu’il s’est permis de prendre mon nom, que je veux savoir pourquoi et que s’il persiste à refuser de me le dire, je vais le souffleter.

      Paul leva le bras, pour prendre les devants, mais Mirande fut plus prompt que lui.

      – Après moi, s’il en reste, cria-t-il en appliquant sur la joue du réclamant une maîtresse gifle.

      Ce fut le signal d’un tumulte effroyable. Les filles qui buvaient tout à l’heure avec le souffleté s’enfuirent en criant comme si elles avaient reçu le soufflet. Les amis et les amies de Jean arrivèrent pour lui prêter main-forte au cas où le battu essaierait de rendre coup pour coup. Jean s’était mis en posture de boxer et tout faisait prévoir qu’un combat acharné allait s’engager entre ces deux hommes, ivres tous les deux et aussi furieux l’un que l’autre.

      On accourait de tous les côtés du jardin et il y avait déjà des gens qui montaient sur des chaises pour mieux voir. Pour un peu ils auraient fait: Kss!… kss!…

      Le plus ennuyé de tous les acteurs de cette scène, c’était Paul Cormier, qui était la cause de la querelle et qui, faute de présence d’esprit, avait laissé son ami usurper le premier rôle, un rôle qui pouvait le mener sur le terrain.

      Mais ceux qui comptaient sur le spectacle d’une belle lutte à coups de poing furent complètement volés.

      Soit que le souffleté vît qu’il ne serait pas le plus fort, soit qu’il trouvât au-dessous de sa dignité d’engager un pugilat, il s’abstint de se jeter sur son adversaire,

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