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      3.2 Anne Dacier, une femme exceptionnelle

      Modeste, douce, intéressée plus par les nouvelles galantes ou les romans que par les chefs d’œuvre des auteurs gréco-latins. Ainsi les contributeurs au Nouveau Mercure galant présentent-ils les femmes ordinaires de leur temps et précisent-ils qu’Anne Dacier ne correspond guère à cette image1. Néanmoins, les historiens littéraires n’en sont pas restés là. Dans ses Querelles littéraires, Simon-Augustin Irailh, Simon-AugustinIrailh parle longuement de la Querelle d’Homère. Il y décrit l’érudite et sa réplique à Houdar de La Motte de la façon suivante :

      Cette contrariété de jugement produisit le livre de la Corruption du goût, ouvrage dicté lui-même par le mauvais goût, par la prévention, le fiel & la haine. Que de grossièretés, que de termes injurieux à chaque page ! Ceux de ridicule, d’impertinence, de témérité aveugle, d’ignorance, de folie, d’absurdité [soulignés dans l’original], reviennent continuellement. L’auteur, dans son livre, est une femme des halles en furie. Ce qu’il y a de moins choquant pour La Mothe, c’est le reproche qu’on lui fait d’ignorer le Grec, & d’avoir composé des opéra [sic]2.

      Irailh, Simon-AugustinIrailh va droit au fait et attaque violemment Anne Dacier. Il ne fut point le seul. Selon Éliane Itti, qui décrit l’Ancienne comme modeste3, les Modernes semblent développer une véritable stratégie de communication qui vise à abaisser la renommée de la traductrice d’Homère4 et Itti s’interroge « d’où provient alors l’épithète ‘injurieuse’, accolée systématiquement à Madame Dacier comme une étiquette5 » ce que Nadine Gelas considère comme une stratégie polémique efficace6. Il paraît donc légitime d’étudier par la suite de manière plus poussée la présentation de Madame Dacier dans le Nouveau Mercure galant : dans quelle mesure a-t-il contribué à cette campagne contre la savante décrite par Itti ? Et enfin, il nous faudra encore nous interroger sur les motivations des Modernes qui ne cessent de s’en prendre à la savante.

      Reproduire une étiquette

      Dans un premier temps, il est nécessaire d’évoquer les contributions dans lesquelles Anne Dacier est simplement présentée comme impolie, de manière sèche et peu créative. Cela fut par exemple le cas dans la livraison de mars 1715. Dans une lettre que Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe écrit à Hardouin Le Fèvre de Fontenay et que celui-ci publie dans le Nouveau Mercure galant, l’auteur du Chef-d’œuvre d’inconnu constate : « [D]e quatre cent noms ou épithetes que Madame Dacier luy donne dans son Factum, intitulé, des Causes de la Corruption du Goût ; Mr de la Motte est bon pour luy répondre, en la traîtant néanmoins respectueusement, & avec tous les égards qu’un galant homme doit à son beau sexe1. » D’un ton neutre, Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe développe ici la même argumentation qu’un auteur anonyme – l’abbé de *** un mois plus tard.

      Dans sa « Comparaison des Discours de M. de la Motte et de Madame Dacier sur les Ouvrages d’Homère » publiée dans le numéro d’avril 1715, et tout en soulignant le fait exceptionnel que constitue l’érudition de Dacier, celui-ci lui reproche d’écrire « avec beaucoup de vivacité contre M. de la Motte2 » et de le traiter « par des expressions trop fortes3 ». Cependant, lui aussi est convaincu que La Motte est obligé de rester poli et de répondre gentiment à la traductrice : « Madame Dacier […] semble avoir donné droit à M. de la Motte de luy dire des choses desobligeantes, s’il pouvoit estre permis de manquer au respect aux Dames, quelques choses qu’elles fassent4. » Peu importe donc les défauts dont fait preuve une femme, ici Anne Dacier, il ne semble pourtant pas admis de lui rendre la pièce de sa monnaie. Claude Habib observe également cette attitude chez les hommes galants. En citant l’exemple des Femmes savantes de Molière [Moliere]Molière et notamment celui de Philaminte, elle souligne le comportement respectueux des galants hommes à l’égard des femmes, bien que celles-ci manquent « à la galanterie5 ».

      Il faut donc retenir un aspect central : malgré le rejet évident des expressions trop violentes utilisées par Anne Dacier, Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe et le contributeur inconnu restent modérés et respectent le conseil qu’ils donnent eux-mêmes aux lecteurs du Nouveau Mercure galant.

      D’autres contributeurs sont pourtant plus directs et n’hésitent pas à formuler plus ouvertement leurs critiques à l’égard d’Anne Dacier. L’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons qui dénonce dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715 l’Homère vengé de François Gacon, FranҫoisGacon en constitue un bon exemple. Après avoir décrit de manière générale « Messieurs les Sҫavants […] [comme] trop scandaleusement rustiques6 », il s’en prend à la chef de file des Anciens et au censeur qui a approuvé son dernier ouvrage :

      Le Livre qui parut le mois de Février dernier sous le titre des Causes de la Corruption du goust, surprit & scandalizât tout ensemble les gens sensez. Ce livre sera la honte éternelle de M. l’abbé Fraguier, Claude FrançoisFraguier, luy, qui par son approbation souscrit lâchement au traitement infâme qu’on y fait à son Confrere7.

      Même sans évoquer Anne Dacier par son nom, il est évident que Pons, Jean-François de [M. P.]Pons parle de celle-ci et les lecteurs du périodique ont sans aucun doute compris cette référence car le livre intitulé Des causes de la corruption du goût était largement discuté dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 et parce que ce contributeur n’a pas hésité à en nommer l’autrice8. Particulièrement frappante reste ici l’évocation du censeur. En suggérant que Claude François Fraguier, Claude FrançoisFraguier n’aurait pas dû approuver le livre de Dacier, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons compare ce titre à l’Homère vengé de François Gacon, FranҫoisGacon auquel il consacre cette dénonciation de 40 pages9. À ses yeux, Dacier ne vaut donc guère mieux que Gacon, FranҫoisGacon et même si Pons, Jean-François de [M. P.]Pons admet que l’approbateur de l’ouvrage gaconien est « infiniement plus coupable10 » que Fraguier, Claude FrançoisFraguier, il estime clairement que les deux livres doivent être corrigés.

      Comparable à cette première attaque directe et plutôt violente contre Anne Dacier est la « Critique sur l’Examen pacifique de M. L’abbé de Fourmont » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay11 qui fut publié comme supplément au Nouveau Mercure galant en décembre 1715. Le Fèvre de Fontenay ne prend pas de gants et écrit à Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont qui, à un moment donné du texte, devient son interlocuteur12 : « Et d’ailleurs en vous mettant de moitié des jugements de Madame Dacier sur l’Iliade, il falloit au moins, pour soûtenir le caractere de Pacificateur, desavoüer le procedé injurieux de cette Sҫavante envers son adversaire13. » Un peu plus loin, le responsable de la revue revient à l’attaque. Il résume un passage de l’Examen pacifique favorable à Houdar de La Motte et le commente de la façon suivante :

      M. Fourmont, ÉtienneFourmont, vol. 2. page 208. aprés avoir justifié de son mieux les excés injurieux de Madame Dacier, remarque que M. de la Motte, loin de répondre à tant d’injures, s’est contenté de les rassembler confusément dans un Chapitre exprés de sa réponse pour en faire honte à son adversaire14.

      Si ce passage rappelle les critiques déjà étudiées, cela n’est certainement pas un hasard. Cette récurrence ainsi que l’uniformité observée confirment les réflexions d’Éliane Itti qui, face à ce phénomène, parle d’une « étiquette15 » que l’on appose à l’érudite.

      Les contributeurs du Nouveau Mercure galant s’inscrivent par conséquent dans un discours, qu’ils suivent souvent servilement. Or, cette critique polémique, mais uniforme – selon eux, Anne Dacier serait impolie et tiendrait des propos injurieux – est quelquefois plus habilement mise en scène. Ainsi les approches plus littéraires seront-elles étudiées par la suite.

      Des attaques plus littéraires

      La

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