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d’une véritable presse féminine, les activités éditoriales d’Anne Dacier ne constituent pas une importante transgression de la règle qui suscite tant de haine de la part des Modernes, même si, tout comme Madame d’Auchy, Charlotte des Ursins, vicomtesse d’Auchy12, il faut qualifier Madame Dacier de femme d’exception qui sait s’imposer dans un domaine masculin.

      En revanche, le fait qu’elle descende dans l’arène pour défendre l’érudition et attaque publiquement La Motte, un membre de l’Académie française bien intégré dans la société galante13, choque ses contemporains et pourrait être à même de faire d’elle une révolutionnaire ou nouvelle Philaminte14. Certes, les contributeurs au Nouveau Mercure galant ne donnent guère d’explication au sujet de la règle que Dacier aurait franchie. Ils se contentent simplement de constater la violation de celle-ci. Cette lacune théorique n’est pas étonnante. D’après Florence Gauthier, la galanterie « fut introduite dans le royaume de France par François IerFrançois Ier […], [elle] régressa sous l’effet des violences des guerres de religion […], puis réapparut à la cour sous Louis XIIILouis XIII pour triompher sous Louis XIVLouis XIV15 ». Rappelons-nous dans ce contexte que Jean Donneau de Visé [Devizé], JeanDonneau de Visé baptise son périodique dès 1672 Mercure galant faisant de lui un héraut de la galanterie16. Au début du XVIIIe siècle, il n’est donc plus nécessaire de définir ce concept socio-culturel17. Or, si l’esprit du temps permet à Anne Dacier de s’imposer dans un domaine réservé aux hommes, voire de les dépasser, ses contemporains ne peuvent pas encore concevoir l’idée d’une « galanterie démocratique18 » absolue ce qui aurait permis à Dacier de se lancer « dans la polémique19 » comme l’égale d’Houdar de La Motte20. Tout comme l’accès à l’Académie française qui lui sera refusé, certaines barrières existent toujours et la place que les femmes peuvent occuper reste bien définie. Ou d’après Myriam Dufour-Maître, une certaine « défiance […] [envers] l’éloquence publique féminine21 » persiste.

      Dans sa monographie La France galante, Alain Viala se penche également sur cette question de la place des femmes dans la société mondaine. Il écrit :

      Dans cette modernisation [de la galanterie héritée du Moyen Âge], les dames ne sont plus vues comme des princesses en leur tour, mais des interlocutrices dans la vie sociale de Cour (et courtoisie s’entend alors ainsi). Le commerce des dames se trouve donc en quelque sorte aux deux bouts de la chaîne des comportements. D’un côté, trouver une partenaire en amour constitue l’un des buts majeurs de l’art de plaire, c’est le sens banal du terme galanterie. Mais d’un autre côté, les femmes sont à l’origine des belles manières22.

      C’est surtout ce deuxième trait caractéristique qui nous intéresse ici. Alain Génetiot exprime la même idée : « Après la fermeture du salon de Mme de La Sablière, Madame deLa Sablière, c’est la marquise de Lambert, Madame deLambert qui, en 1699, renoue avec la tradition de politesse urbaine en ouvrant un salon littéraire et savant et inaugure l’âge d’or des salonnières23. » Un peu plus loin, il ajoute que la « belle conversation24 » constitue toujours la réalisation parfaite des idéaux moraux et esthétiques. Le rôle de la femme qui devient salonnière est donc clair : elle organise les rencontres de la société mondaine et propose un espace de discussion, d’échange et d’inspiration. Or, selon ses contemporains – nous avons pu observer les réactions des contributeurs au Nouveau Mercure galant –, Anne Dacier ne se contente pas d’un tel rôle secondaire dans la Querelle d’Homère. En faisant imprimer sa critique des œuvres de La Motte, elle quitte donc le cadre intime et protégé d’un salon où les femmes peuvent s’exprimer librement et brise l’ethos féminin qui autorise seulement des « discrètes avancées dans l’espace public25 ».

      À cela s’ajoute encore le fait qu’Anne Dacier défend des idées esthétiques et savantes qui ne sont pas partagées dans le monde galant. Nous avons par exemple déjà vu que l’obtention d’une certaine érudition ne constitue pas une priorité des femmes. Il s’agit donc d’un double scandale – une femme qui publie un pamphlet et qui ne défend pas les idéaux de la société mondaine, mais ceux du monde érudit. Par conséquent, il nous paraît possible que la traductrice d’Homère ait davantage rappelé à ses contemporains Les Femmes savantes ou Les Précieuses ridicules de Molière [Moliere]Molière, qui cherchent à gouverner leurs maris26, que sa Célimène, le personnage principal féminin du Misanthrope, qui malgré ses défauts incarne une salonnière presque parfaite : « [L]e salon de Célimène se présente avant tout comme microcosme. Dans ce lieu mondain, dont la vie sociale est rythmée par les habitudes salonnières de l’époque, les personnages sont en majorité des courtisans27. »

      Par conséquent, force est de constater qu’Anne Dacier semble incarner une provocation aux yeux de nombreux Modernes : en tant que femme indépendante et courageuse qui ne laisse ni à Houdar de La Motte ni à d’autres auteurs le dernier mot28. Elle va clairement au-delà de l’espace que les hérauts de la galanterie, comme le Nouveau Mercure galant, accordent aux femmes et brise l’« équilibre subtil […] qui caractérise l’ethos d’une femme sur la scène de l’éloquence publique29 ». Dans une question qui relève tout d’abord de la critique du goût, elle ose contredire publiquement l’autorité d’un membre de l’Académie française. Ainsi, elle renverse la hiérarchie des qualités essentielles à une dame de la haute société qu’établit la Brune dans le dialogue fictif publié dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 : l’érudition et la défense du monde ancien sont pour Anne Dacier plus importantes que « toute la douceur, toute la modestie […] qui […] siéent si bien [aux galantes femmes]30 ». Cet affront pèse encore plus lourd étant donné que la traductrice semble remettre en question la perception de soi des Modernes qui – rappelons-nous la querelle déclenchée par la « Satire X » de Boileau, NicolasBoileau ou la lettre de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe31 – se considèrent comme les défenseurs des femmes. Or, l’exemple d’Anne Dacier suggère qu’il s’agit uniquement d’une conception bien définie de la femme que les Modernes sont prêts à soutenir et divulguer.

      En guise de conclusion de ce sous-chapitre, il faut d’abord souligner que l’accent a été mis sur un aspect précis de la Querelle des Femmes : les femmes dans le champ littéraire. Un grand thème fut l’érudition des femmes32, ce qui est certainement dû au rôle primordial joué par Anne Dacier dans la Querelle d’Homère. Ainsi, bien que quelques contributeurs expriment leur admiration pour l’érudite33, la grande majorité ne recommandent pas la lecture des auteurs grecs et latins aux jeunes femmes. Selon eux, les valeurs de la galanterie, comme la politesse ou la douceur, leur sont plus essentielles et ils leur recommandent de lire des romans ou des nouvelles galantes34. En contrepartie, les dames peuvent toujours attendre un comportement irréprochable des hommes à leur égard – cela même si elles se montrent injurieuses35. Néanmoins, on note un manque d’engagement enthousiaste pour les idéaux de la société galante et des auteurs présentent parfois même les mœurs de la galanterie comme des coquilles vides et dénuées de sens36. Or, si ces prises de distance par rapport à une norme sociétale, qui vont d’ailleurs de pair avec la critique bien plus nuancée du mariage, ne forment pas un fil conducteur, les contributeurs au périodique s’en prennent régulièrement à Anne Dacier dont le comportement et l’ambition sont vivement critiqués. Éliane Itti parle dans ce contexte d’une véritable stratégie des Modernes qui accolent l’« étiquette37 » d’« injurieuse38 » à l’Ancienne. Tout en ne s’intéressant guère à sa véritable motivation, cette croisade publicitaire contre Dacier, qui va d’accusations banales à des mises en scène littéraires et divertissantes39, inscrit le périodique dans une longue tradition de réception à laquelle appartiennent également Houdar de La Motte ou Simon-Augustin Irailh, Simon-AugustinIrailh. Aux yeux des Modernes qui écrivent pour le Nouveau Mercure galant, le vrai scandale réside dans la transgression des règles de la société mondaine de la part de la traductrice d’Homère : selon eux, Anne Dacier ne se comporte pas comme une galante femme exemplaire40 et elle propose même un autre modèle de féminité qui valorise l’éloquence publique des dames. En poussant

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