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en résulte. Sans les nommer explicitement, elle pense aux traducteurs qui l’ont précédée et dont elle connaît les travaux, tels qu’un Bernard Chamony, BernardChamony ou un François-Séraphin Régnier-Desmarais, François-SéraphinRégnier-Desmarais9. Son dédain pour ces traductions défectueuses se montre clairement dans le fait qu’elle s’appuie notamment sur des auteurs anciens – entre autres StrabonStrabon, HérodoteHérodote, ThucydideThucydide, AristoteAristote et Térence [Terence]Térence10 – et ne renvoie ses lecteurs qu’occasionnellement aux érudits de son époque, comme par exemple René Le Bossu, RenéLe Bossu11. En outre, la traduction de l’Iliade en français constitue une tâche pharaonique l’occupant pendant environ quinze ans de sa vie et sa propre expérience en témoigne encore davantage puisque sa version de 1711 n’est que la deuxième traduction de l’épopée que Dacier propose au public. Selon Anne-Marie Lecoq, il existe également une Iliade en français de l’érudite de 169912 qui suscite cependant peu d’intérêt au sein de la recherche actuelle, contrairement à la traduction de 1711 qui sera suivie de la traduction-imitation d’Houdar de La Motte en 1714.

      À priori, les deux traductions sont de « belles infidèles13 », c’est-à-dire que Dacier et La Motte modifient l’épopée originale afin de l’adapter au goût de leur siècle, plus précisément à celui de la société mondaine. Or, leurs points communs s’arrêtent là. Si Anne Dacier s’intéresse véritablement à l’Antiquité gréco-latine, La Motte ne l’apprécie guerre. Mais avant de résumer sa démarche, il nous faut revenir brièvement à Anne Dacier. Dans la préface de sa traduction de 1711, elle se justifie d’avoir proposé les 24 livres de l’Iliade en prose : « Il est certain qu’une prose soustenuë & composée avec art, approchera plus de la poësie qu’une traduction en vers : aussi StrabonStrabon escrit […]. La prose bien travaillée est l’imitation de la poësie14. » Cette déclaration illustre bien les dessins de l’érudite : elle est fascinée par l’Antiquité gréco-romaine qu’elle connaît si bien grâce à son éducation et sa collaboration à la collection Ad usum Delphini, et, contrairement à La Motte, elle ne s’incline pas complètement devant les règles de la littérature mondaine. En traduisant Homère, elle suit surtout celles d’AristoteAristote et essaie de garder le plus possible la structure initiale de l’épopée. Ainsi, Noémi Hepp remarque qu’il « lui arrive, quand le texte le fait, de répéter mot par mot un passage15 ». En tant que philologue expérimentée, Dacier n’a aucun mal à corriger les erreurs commises par ses prédécesseurs et à mettre en dialogue les grands auteurs de l’Antiquité. Or, afin de ne pas trop alourdir son texte, ses commentaires se trouvent dans des remarques à la fin de chaque livre. Elle s’y penche sur des questions qui intéressent surtout un public savant ; par exemple, elle discute des problèmes de géographie historique : « Les fertiles plaines de Larisse] [sic] [en italique dans l’original] A deux cents stades de Troye il y avoit une ville de ce nom, prés d’Hamaxite ; mais Homere ne parle pas de celle-là : il parle de Larisse, qui estoit prés de Cumes, à mille stades de Troye16. » En outre, en tant que spécialiste de lettres classiques, Dacier connaît aussi les théories du poème épique, comme son but moral ou l’interprétation allégorique, ce qui montre, selon Hepp, son attachement à une « attitude traditionnelle17 » envers l’original homérique qui, en revanche, ne satisfait plus ses contemporains. Il ne faut pas oublier que Dacier veut avant tout rendre l’Iliade aimable aux lecteurs de sa génération. Par conséquent, et malgré sa fascination pour l’Antiquité18, elle est prête à sacrifier certains détails pour ne pas choquer ses contemporains et surtout le public féminin19. Elle renonce, par exemple, aux descriptions exactes des blessures et de l’anatomie.

      Néanmoins, ces concessions au goût mondain sont trop minces aux yeux d’Houdar de La Motte qui ne comprend pas l’enthousiasme avec lequel Dacier lit les auteurs anciens. Ce membre de l’Académie française est persuadé que son époque est supérieure à l’Antiquité et il adhère pleinement aux idées des Modernes, telles que le progrès, la raison et la méthode géométrique. Cependant, La Motte est moins violent qu’un Charles Perrault, CharlesPerrault ou qu’un abbé d’Aubignac, Franҫois Hedelin d’Aubignac20 et il n’hésite pas à reconnaître qu’Homère est un grand auteur, même s’il n’arrive pas à le lire dans l’original, faute de connaître le grec. Ce respect n’empêche pourtant pas Houdar de La Motte de modifier largement la traduction de Dacier : son Iliade en vers est composée seulement de douze livres et ses changements ne se limitent pas à de simples coupures. D’après son Discours sur Homère, son but est de rédiger une « imitation […] élégante21 » qu’il oppose à une traduction littérale. Il se distingue ainsi de Dacier dont il critique la méthode, sans la nommer explicitement :

      Le premier traducteur n’a que le mérite de ces artisans grossiers qui ne savent qu’étendre du plâtre sur un visage pour en tirer une ressemblance exacte, mais toujours insipide ; et le second ressemble à un peintre habile, qui en copiant les traits d’un homme sait encore donner de l’âme à la ressemblance, et réveille ainsi par une imitation vive dans ceux qui ne voient que l’image toute l’idée que l’original pourrait leur donner22.

      Par conséquent, La Motte se fixe la tâche de rédiger une Iliade « française, […] chrétienne et […] romanesque23 ». Ou pour reprendre la formulation éloquente de Noémi Hepp : « Écrire l’histoire de la colère d’AchilleAchille comme Homère l’eût écrite s’il avait eu le bonheur de vivre en un siècle poli, délicat, raffiné24. » Tandis que Dacier ne transforme pas les héros de l’Iliade en honnêtes hommes dignes de la cour de Louis XIVLouis XIV, La Motte n’hésite pas à franchir le pas : il rend ses héros galants et leur fait respecter les codes de son siècle. Hepp montre, par exemple, de quelle manière Houdar de La Motte rend AchilleAchille plus respectueux et AgamemnonAgamemnon plus tendre25 et elle observe que l’« Iliade de La Motte a pour vrais héros les idées morales de l’auteur26 », c’est-à-dire celles de la société mondaine. Toujours suivant le goût de son époque, le membre de l’Académie française opère encore d’autres modifications plus radicales : les répétitions, à ses yeux, inutiles et ennuyeuses d’Homère disparaissent, les discours peu réalistes des héros pendant les batailles ou quelques comparaisons basses changent. Force est de constater que la fidélité à l’original ne préoccupe guère La Motte qui s’attache « à la précision, à la clarté et à l’agrément27 » et qui est persuadé que son époque est supérieure à celle d’Homère28. Pourtant, il ne tombe pas dans le piège du merveilleux chrétien29 et renonce à christianiser outrageusement l’Iliade30.

      Aux yeux d’Anne Dacier, la traduction-imitation de La Motte n’est pourtant ni « élégante31 », ni « habile », mais juste une autre « copie difforme32 ». Par conséquent, il n’est guère surprenant qu’elle réagisse à l’Iliade de La Motte. Alors que Dacier a consacré environ quinze ans à sa traduction d’Homère, La Motte a travaillé trois ans à sa version de l’épopée. La dispute s’intensifie dès lors et seulement quelques mois après la parution de l’Iliade en douze chants, l’érudite publie Des causes de la corruption du goût, ce qui déclenche véritablement en février 1715 ce que l’on appelle la Querelle d’Homère. Par la suite, de nombreux hommes de lettres montent au créneau et prennent position pour ou contre Homère avant que Dacier et La Motte se réconcilient lors d’un dîner organisé par Valincour, Jean-Baptiste Henry du Trousset deValincourt le 5 avril 171633. D’un côté, Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin, François Gacon, FranҫoisGacon, ou encore Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont – pour n’évoquer que les défenseurs les plus importants du poète grec – rejoignent le parti des Anciens. De l’autre, à part La Motte qui publie les trois premières parties de ses Réflexions sur la critique en 1715, les principaux Modernes sont l’abbé Jean Terrasson, JeanTerrasson et l’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons. D’autres auteurs, tels que Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon, MarivauxMarivaux, Claude Buffier, ClaudeBuffier, Jean Hardouin, JeanHardouin ou à titre posthume l’abbé d’Aubignac, Franҫois Hedelin d’Aubignac, participent également à la Querelle d’Homère, mais ils n’ont pas le même impact sur les débats dans le Nouveau Mercure

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