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faites avec des carottes et des navets artistement collés les uns aux autres, ne vous y trompez pas, dans vingt ans vous lui confierez la vie de votre femme, de vos enfants!

      Ils en ont pour quatre ou cinq ans de cette vie fiévreuse et dégingandée.

      Puis viendra l’heure des lunettes et des favoris côtelettes. Adieu barbiches brunes et blondes, moustaches aux crocs retroussés par derrière l’oreille, chevelures incultes et flottant au gré de l’amour! Adieu le printemps, l’espérance et la gaieté, voici venir vers eux le monde qui leur dit, le menton enfoncé dans sa cravate: Sat prata biberunt... Assez de folie, mes bons amis; plus de rires, plus d’illusions! C’est l’heure de la réalité, de l’ambition, de la cupidité. Oubliez que vous avez un cœur; gagnez de l’argent! Brisez ces chaînes qui vous faisaient la vie si douce et si fleurie; il vous faut des rubans de toutes couleurs à vos boutonnières. Oubliez le passé avec ses lumières et ses refrains de tendresse; il s’agit d’arriver, de grimper sur le dos de vos aînés et de vos devanciers. Plus d’amis, plus de maîtresses! Vous êtes des hommes; travaillez, réunissez! Sinon, mieux vaudrait pour vous ne jamais avoir vu le jour.

      Au moins ceux-là s’amusent pour s’amuser.

      Ils ne descendent pas des hauteurs de Montmartre et de Batignolles, dans un costume qu’ils doivent à une entreprise de gaieté publique, garçons bouchers donnant le bras à des balayeuses, pour gagner trois francs et quelques centimes au bout d’une nuit de quadrilles de commande.

      Ils ne prennent pas des noms comme la Bretonne, Baudruche, le Capricorne ou le Saut-de-Lapin, et ne se font pas offrir cinquante ou soixante francs par des libertins blasés et avachis de débauche, pour danser sous leur loge d’avant-scène le pas de la grenouille en gésine.

      Ils y vont bon jeu, bon argent.

      Ils n’ont rien de répugnant, et si parfois ils descendent au niveau des brutes que nous venons de citer, ils en rougissent le lendemain et se jurent bien de ne pas recommencer.

      Quelques-uns de ces étudiants plus riches ou mieux accouplés que leurs amis et camarades, dédaignant la Chaumière, le Prado et autres bals du quartier, désertaient la rive gauche et, traversant les ponts, se rendaient, cette nuit-là, soit à l’Opéra, soit à Valentino.

      Abandonnons-les quelques instants, nous les retrouverons tout à l’heure.

      Au coin de la rue des Saints-Pères et de la rue de Lille, sous une porte cochère donnant en face d’un de ces restaurants à bon marché, que les étudiants surnomment des Rôtisseuses, une pauvre femme, aux traits fins et distingués mais que la misère, le désespoir ou peut-être la débauche, avaient marquée de leur ineffaçable stigmate, se tenait accroupie dans l’ombre, un enfant de quatre ou cinq ans dans les bras.

      L’enfant, un petit garçon, une tête d’ange bouffi, grelottait dans les haillons sordides, misérables, mais propres dont il était enveloppé.

      La mère, jeune, quoique de prime abord il eût été impossible de lui assigner un âge déterminé, la mère, vêtue d’une vieille robe de soie noire, trouée, reprisée, en loques, dernier vestige d’un luxe effacé, la tête entortillée dans un mouchoir formant capuchon, pleurait à chaudes larmes tout en essayant de réchauffer la pauvre petite créature, qui d’instant en instant murmurait d’une voix faible et convulsive:

      — Maman, j’ai froid!

      — Mon Dieu! mon Dieu! sanglotait la misérable, et ne rien pouvoir! et ne plus rien avoir! plus rien! Et tout ce monde qui soupe, qui chante, rit et s’enivre! Ils vont me laisser mourir là, sans pitié, sans secours! Oh! mon enfant! mon cher enfant! si tu pouvais dormir!...

      Et, embrassant son fils avec frénésie, avec des tressaillements nerveux, elle se mit à le bercer, à le dodeliner, pour essayer de l’endormir, lui et ses souffrances, qui lui faisaient oublier ses propres souffrances, à elle.

      — Oh! maman! j’ai bien froid! bien froid!

      Elle ôta le foulard qui lui garantissait la tête et elle l’en enveloppa, laissant retomber sa chevelure en désordre le long de ses épaules, sans y prendre garde.

      — Chassés! Plus d’asile! plus de pain! Oh! ville sans entrailles! Il est donc vrai que tu dévores tes enfants! J’ai été belle, heureuse! moi aussi, tout m’a souri. Depuis que Dieu m’a donné cet ange, il m’a repris le bonheur. Voilà vingt heures que je n’ai rien mangé... Oui, mais lui, mon trésor chéri, il ne souffre pas, je lui ai donné mon dernier morceau de pain. Si je pouvais l’endormir!...

      Et elle le berçait toujours!

      Mais comme si toutes ses paroles, tous ses désirs dussent se tourner contre elle, l’enfant, qui commençait à fermer les yeux, les rouvrit, et, lui passant ses petits bras autour du cou, l’embrassa et lui dit tout doucement:

      — Maman, j’ai faim! Est-ce que nous n’allons pas bientôt manger?

      — Manger!

      La malheureuse se mit à frissonner; des hoquets convulsifs soulevaient sa poitrine, elle jetait autour d’elle des regards qui ne voyaient plus rien; les larmes s’arrêtèrent dans ses yeux égarés et brûlés par la fièvre.

      A ce moment, du premier étage du restaurant voisin, des chants bachiques s’élancèrent et arrivèrent jusqu’à elle.

      C’était:

      Messieurs les étudiants

      S’en vont à la Chaumière,

      Pour danser le cancan

      Et la Robert Macaire;

      Ou:

      Le père Adam, trois jours avant sa faute, etc.;

      Ou du Béranger. On en chantait encore en 1847, et les fourchettes frappaient les verres, les assiettes brisées sautaient par la fenêtre. Deux ou trois éclats de porcelaine vinrent rouler jusqu’aux pieds de la pauvre femme.

      Elle jeta un regard avide sur ces débris, pour voir si par hasard elle n’aurait pas pu y rencontrer la pâture d’un chien; mais les heureux et les gorgés de là-haut ne se doutaient point qu’à quelques pas à peine de leurs joyeusetés, succombant sous le froid et la faim, une mère se désespérait sur son enfant qui lui demandait du pain.

      — Que faire? Si je chantais aussi!... Ils m’entendraient! ils me secourraient! Oui, essayons.

      Et elle commença d’une voix faible, mais encore belle et habile dans l’art du chant, l’Adieu, de Schubert:

      Voici l’instant suprême,

      L’instant de nos adieux!

      O toi! seul bien que j’aime,

      Sans moi retourne aux cieux!

      La mort..

      Ici la voix lui manqua.

      Elle s’était levée, son fils toujours bercé par ses bras glacés; elle retomba, chancelante, sans voix, sur la borne qui lui servait de siège, sans pouvoir répéter d’autre mot que:

      — La Mort! la Mort!

      Mais son but était atteint,

      La fenêtre du restaurant venait de s’ouvrir et quatre ou cinq masques, des verres de champagne à la main, des cigares aux lèvres, le bras entourant la taille des grisettes, lorettes ou étudiantes qui leur donnaient la réplique, parurent, cherchant d’où pouvait venir cette réponse funèbre à leurs gais refrains.

      Tout d’abord, ils ne virent rien, et l’un d’eux se mit à crier:

      — La bonne farce! hé ! là-bas! la Malibran, faites dételer, nous remplacerons les chevaux de votre carrosse!

      La pauvre femme releva la tête, comme si elle eût reçu subitement une commotion électrique, ses yeux lancèrent un regard de convoitise vers les bougies qu’on voyait au

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