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Les affinités électives. Johann Wolfgang von Goethe
Читать онлайн.Название Les affinités électives
Год выпуска 0
isbn 4064066090197
Автор произведения Johann Wolfgang von Goethe
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
—Ces vilains mots, que l'on entend trop souvent prononcer dans le monde, figurent donc aussi dans le vocabulaire de la chimie?
—Sans doute, et cette science elle-même, lorsque la langue allemande n'avait pas encore adopté la foule de mots étrangers dont elle se sert aujourd'hui, s'appelait l'art de séparer (scheidekunst).
—On a bien fait de lui donner un autre nom, et, pour ma part, je préférerai toujours l'art d'unir à celui de séparer. Mais voyons, puisque vous le voulez, Messieurs, citez-moi un exemple de ces malheureuses affinités qui engendrent des divorces.
—Nous continuerons à cet effet, dit le Capitaine, à vous citer les exemples dont nous nous sommes déjà servis. Ce que nous appelons pierre calcaire, n'est qu'une terre calcaire plus ou moins pure et très-étroitement unie à un acide subtil que nous ne pouvons saisir que sous la forme d'air. En mettant un morceau de cette pierre dans de l'acide sulfureux liquéfié, cet acide s'empare de la chaux et se métamorphose avec elle en plâtre, tandis que l'acide subtil s'envole. Pourrait-on ne pas voir dans ce phénomène la séparation d'une ancienne union et la formation d'une union nouvelle? Nous appelons ces sortes d'affinités des affinités électives, car il y a eu choix, préférence, élection, puisqu'un ancien lien a été brisé, afin qu'un autre lien, qu'on lui a préféré, ait pu se former.
—Pardonnez-moi, dit Charlotte, mais je ne vois rien là qui ressemble à une élection, à un choix; c'est tout au plus une nécessité de la nature, ou un résultat de l'occasion qui a fait non-seulement les larrons, mais encore les amis et les amants. Quant à l'exemple que vous venez de me citer, si l'on pouvait admettre qu'il y a eu en effet un choix, ce serait au chimiste qu'il faudrait l'attribuer, puisqu'il a rapproché les corps dont il connaissait les propriétés. Qu'ils s'arrangent ces corps, ils m'intéressent fort peu, je ne plains que le pauvre acide aérien réduit à errer dans l'infini.
—Il ne tient qu'à lui, répondit vivement le Capitaine, de s'unir à l'eau et de reparaître en source minérale pour la plus grande satisfaction des malades et même de ceux qui se portent bien.
—Vous parlez comme pourrait le faire votre plâtre; il n'a rien perdu lui, puisqu'il s'est complété de nouveau; mais l'infortuné souffle, banni, qui sait ce qui pourra lui arriver avant qu'il trouve à se caser une seconde fois? Édouard se mit à rire.
—Ou je me trompe fort, dit-il à sa femme, ou tu te moques de moi. Oui, oui, j'ai deviné ta malicieuse allusion. Tu me compares à la chaux, et notre ami le Capitaine à l'acide sulfureux qui, en s'emparant de moi, sous la forme d'acide sulfurique, m'a arraché à ta douce société et métamorphosé en plâtre réfractaire. Puisque ta conscience t'accuse ainsi, mon ami, je puis être tranquille. Au reste, les apologues sont toujours amusants, et tout le monde aime à jouer avec eux. Conviens cependant que l'homme est au-dessus de toutes les substances de la nature, et que, si, en sa qualité de chimiste, il prodigue des mots qui ne devraient appartenir qu'aux relations du sang et du coeur, il faut du moins, qu'en sa qualité d'être moral, il réfléchisse parfois sur la véritable acception de ces mots. N'oublions jamais que plus d'une union intime entre deux personnes heureuses de cette union, a été brisée par l'intervention fortuite d'une troisième personne, et que cette séparation isole et désespère toujours une des deux premières.
—Les chimistes sont trop galants pour ne pas remédier à cet inconvénient, dit Édouard; car ils ont toujours à leur disposition une quatrième substance, afin que pas une ne se trouve réduite à l'isolement et au désespoir.
—Ces expériences, ajouta le Capitaine, sont les plus remarquables. Elles nous montrent les attractions, les affinités et les répulsions d'une manière palpable et dans leur action croisée, puisque deux substances unies brisent, au premier contact de deux autres substances également unies, leur ancien lien pour former un lien nouveau de deux à deux, avec les deux substances nouvellement survenues. C'est dans ce besoin d'abandonner et de fuir, de chercher et de saisir, que nous croyons reconnaître l'influence d'une destinée suprême qui, en donnant à ces substances la faculté de vouloir et de choisir, justifie complètement le mot affinité élective adopté par les chimistes.
—Citez-moi, je vous prie, un de ces cas, dit Charlotte.
—Je vous le répète, Madame, ce n'est pas par des paroles, mais par des expériences chimiques que je me propose de satisfaire votre curiosité; je ne veux pas vous effrayer par des termes techniques, mais vous éclairer par des faits. Il faut voir devant ses yeux les matières inertes en apparence, et cependant toujours prêtes à agir selon les impulsions de leurs facultés intérieures. Il faut les voir, dis-je, se chercher, s'attirer, se saisir, se dévorer, se détruire, s'anéantir et reparaître, après une nouvelle et mystérieuse alliance, sous des formes nouvelles et inattendues. C'est alors, seulement, que nous pouvons leur accorder une vie immortelle, des sens, de la raison même, car nos sens et notre raison suffisent à peine pour les observer, pour les juger.
—Je conviens, dit Édouard, que les termes techniques, lorsqu'on ne vient pas à leur secours par des objets que la vue puisse saisir, ont quelque chose de fatigant, de ridicule même. Il me semble pourtant, qu'en attendant mieux, nous pourrions donner à ma femme une idée des affinités électives, en nous servant de lettres alphabétiques à la place de substances.
—Je crains que cette manière de s'exprimer ne vous paraisse trop pédantesque, dit le Capitaine à Charlotte; je m'en servirai pourtant à cause de sa précision. Figurez-vous A si étroitement uni à B, que plus d'une expérience déjà a prouvé qu'ils étaient inséparables; supposez les mêmes rapports entre C et D, mettez les deux couples en contact, et vous verrez A s'unir à D, et C à B, sans qu'il soit possible de dire lequel a le premier abandonné l'autre, lequel a le premier cherché et formé un lien nouveau.
—Puisque nous ne pouvons pas encore voir tout cela s'opérer sous nos yeux, s'écria Édouard, tâchons, en attendant, de tirer de cette charmante formule un enseignement utile et applicable à notre position. Il est évident, ma chère Charlotte, que tu es A et que je suis B, dépendant de toi, et très-irrévocablement attaché à ta suite. Le Capitaine représente le méchant C qui m'attire assez puissamment pour nous éloigner, sous certains rapports, bien entendu. Il est donc très-juste de te procurer un D qui t'empêche de te perdre dans le vague, et ce D indispensable, c'est la pauvre petite Ottilie que tu es dans la nécessité d'appeler enfin auprès de toi.
—Ta parabole ne me paraît pas entièrement exacte, répondit Charlotte; mais je n'en sais pas moins très-bon gré à tes affinités électives, puisqu'elles ont amené entre nous une explication que je redoutais. Oui, je te l'avoue, depuis ce matin je suis décidée à faire venir Ottilie au château. Ma femme de charge m'a annoncé qu'elle allait se marier et par conséquent me quitter, voilà ce qui justifie ma résolution sous le rapport de mon intérêt personnel. Quant à l'intérêt d'Ottilie, tu vas en juger par ces papiers que je te prie de lire tout haut. Je te promets de ne pas y jeter les yeux pendant que tu les liras, mais je dois t'avertir que j'en connais le contenu.
A ces mots elle remit à son mari les deux lettres suivantes:
CHAPITRE V.
LETTRE DE LA MAITRESSE DE PENSION.
Pardonnez-moi, Madame, si je suis forcée d'être aujourd'hui très-concise. La distribution des prix vient d'avoir lieu, et je dois en faire connaître le résultat aux parents de toutes mes élèves. Au reste, je pourrai vous dire beaucoup en peu de mots. Mademoiselle votre fille a été toujours et en tout la première. Vous en trouverez la preuve dans les certificats ci-joints.