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Les affinités électives. Johann Wolfgang von Goethe
Читать онлайн.Название Les affinités électives
Год выпуска 0
isbn 4064066090197
Автор произведения Johann Wolfgang von Goethe
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
—Je reconnais bien là les bizarreries de la nature humaine, dit Édouard en souriant, nous croyons avoir fait merveille, quand nous sommes, parvenus à écarter les objets de nos inquiétudes. Dans les considérations d'ensemble, nous sommes capables de grands sacrifices; mais une abnégation dans les détails de chaque instant, est presque toujours au-dessus de nos forces: ma mère m'a fourni le premier exemple de cette vérité. Tant que j'ai vécu près d'elle, il lui a été impossible de maîtriser les craintes de chaque instant dont j'étais l'objet. Si je rentrais une heure plus tard que je ne l'avais promis, elle s'imaginait qu'il m'était arrivé quelque grand malheur; et quand la pluie ou la rosée avait mouillé mes vêtements, elle prévoyait pour moi une longue suite de maladies. Je me suis établi chez moi, j'ai voyagé, et elle a toujours été aussi tranquille sur mon compte que si je ne lui avais jamais appartenu.
—Examinons notre position de plus près, continua-t-il, et nous reconnaîtrons, bientôt qu'il serait aussi insensé qu'injuste de laisser, sans autre motif que celui de ne pas déranger nos petits calculs personnels, deux êtres qui nous regardent de si près, sous l'empire d'un malheur qu'ils n'ont pas mérité. Oui, ce serait là de l'égoïsme, ou je ne sais plus de quel nom il faudrait qualifier cette conduite. Fais venir ton Ottilie, souffre que mon Capitaine s'installe ici, et remettons-nous à la garde de Dieu pour ce qui pourra en résulter.
—S'il ne s'agissait que de nous, dit Charlotte, j'hésiterais moins; mais songe que le Capitaine est à peu près de ton âge, c'est-à-dire à cet âge (il faut bien que je te dise cette flatterie en face) où les hommes commencent à devenir réellement dignes d'un amour constant et vrai. Est-il prudent de le mettre en contact avec une jeune fille aussi aimable, aussi intéressante qu'Ottilie?
—En vérité, répondit le Baron, l'opinion que tu as de ta nièce me paraîtrait inexplicable, si je n'y voyais pas le reflet de ta vive tendresse pour sa mère. Elle est gentille, j'en conviens, je me rappelle même que le Capitaine me la fit remarquer, lorsque je la vis chez ta tante, il y a un an environ. Ses yeux, surtout, sont fort bien, et cependant ils ne m'ont nullement impressionné.
—Cela est très-flatteur pour moi, car j'étais présente. Ton amour pour ta première amie t'avait rendu insensible aux charmes naissants d'une enfant; je sens le prix de tant de constance, aussi ne voudrais-je jamais vivre que pour toi.
Charlotte était sincère, et cependant elle cachait à son mari qu'alors elle avait eu l'intention de lui faire épouser Ottilie, et qu'à cet effet elle avait prié le Capitaine de la lui faire remarquer, car elle n'osait se flatter qu'il fût resté fidèle à l'amour qui les avait unis jadis. De son côté le Baron était tout entier sous l'empire du bonheur que lui causait la disparition inattendue du double obstacle qui l'avait séparé de Charlotte, et il ne songeait qu'à former enfin un lien qu'il avait pendant si longtemps vainement désiré.
Les époux allaient retourner au château par les plantations nouvelles, lorsqu'un domestique accourut au-devant d'eux et leur cria en riant:
—Revenez bien vite, Monseigneur; M. Mittler vient d'entrer au galop dans la cour du château. Sans se donner le temps de mettre pied à terre, il nous a tous rassemblés par ses cris: Allez! courez! nous a-t-il dit, appelez votre maître et votre maîtresse, demandez-leur s'il y a vraiment péril dans la demeure, entendez-vous, s'il y a péril dans la demeure? Vite, vite, courez!
—Le drôle d'homme, dit Édouard, il me semble pourtant qu'il arrive à propos, qu'en penses-tu, Charlotte? Dis à notre ami, continua-t-il en s'adressant au domestique, qu'il y a, en effet, péril dans la demeure, et que nous te suivons de près. En attendant, conduis-le dans la salle à manger, fais-lui servir un bon déjeuner, et n'oublie pas son cheval.
Puis il pria sa femme de se rendre avec lui au château par le chemin le plus court. Ce chemin traversait le cimetière, aussi ne le prenait-il jamais que lorsqu'il y était forcé. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il vit que là, aussi, Charlotte avait su prévenir ses désirs et deviner ses sentiments! En ménageant autant que possible les anciens monuments funéraires, elle avait fait niveler le terrain, et tout disposé de manière que cette enceinte lugubre n'était plus qu'un enclos agréable, sur lequel l'oeil et l'imagination se reposaient avec plaisir.
Rendant à la pierre la plus ancienne l'honneur qui lui était dû, elle les avait fait ranger toutes, par ordre de date, le long de la muraille; plusieurs d'entre elles même avaient servi à orner le socle de l'église. A cette vue, Édouard agréablement surpris pressa la main de Charlotte, et ses yeux se remplirent de larmes.
Leur hôte extravagant ne tarda pas à les faire partir de ce lieu. N'ayant pas voulu les attendre au château, il donna de l'éperon à son cheval, traversa le village et s'arrêta à la porte du cimetière d'où il leur adressa ces paroles en criant de toutes ses forces.
—Est-ce que vous ne vous moquez pas de moi? y a-t-il vraiment péril! en la demeure? En ce cas je reste à dîner avec vous, mais ne me retenez pas en vain, j'ai encore tant de choses à faire aujourd'hui.
—Puisque vous vous êtes donné la peine de venir jusqu'ici, dit Édouard sur le même ton, faites quelques pas de plus, et voyez comment Charlotte a su embellir ce lieu de deuil.
—Je n'entrerai ici ni à pied, ni cheval, ni en carrosse, répondit le cavalier; je ne veux rien avoir à démêler avec ceux qui dorment là, en paix; c'est déjà bien assez que d'être obligé de souffrir qu'un jour on m'y porte les pieds en avant. Allons, voyons, avez-vous sérieusement besoin de moi?
—Très-sérieusement, répondit Charlotte. C'est pour la première fois, depuis notre mariage, que mon mari et moi, nous nous trouvons dans un embarras dont nous ne savons comment nous tirer.
—Vous ne m'avez pas l'air d'être réduits à cette extrémité-là; mais puisque vous le dites, je veux bien le croire. Si vous m'avez préparé une déception, je ne m'occuperai plus jamais de vous. Suivez-moi aussi vite que vous le pourrez; je ralentirai le pas de mon cheval, cela le reposera.
Arrivés dans la salle à manger où le déjeuner était servi, Mittler raconta avec feu ce qu'il avait fait et ce qu'il lui restait encore à faire dans le courant de la journée.
Cet homme singulier avait été pendant sa jeunesse ministre d'une grande paroisse de campagne, où, par son infatigable activité, il avait apaisé toutes les querelles de ménage et terminé tous les procès. Tant qu'il fut dans l'exercice de ses fonctions, il n'y eut pas un seul divorce dans sa paroisse, et pas un procès ne fut porté devant les tribunaux. Pour atteindre ce but il avait été forcé d'étudier les lois, et il était devenu capable de tenir tête aux avocats les plus habiles. Au moment où le gouvernement venait d'ouvrir les yeux sur son mérite, et allait l'appeler dans la capitale, afin de le mettre à même d'achever, dans une sphère plus élevée, le bien qu'il avait commencé dans son modeste cercle d'activité, le hasard lui fit gagner à la loterie une somme qu'il employa aussitôt à l'achat d'une petite terre où il résolut de passer sa vie. S'en remettant, pour l'exploitation de cette terre, aux soins de son fermier, il se consacra tout entier à la tâche pénible d'étouffer les haines et les mésintelligences dès leur point de départ. A cet effet, il s'était promis de ne jamais s'arrêter sous un toit où il n'y avait rien à calmer, rien à apaiser, rien à réconcilier. Les personnes qui aiment à trouver des indices prophétiques dans les noms propres soutenaient qu'il avait été prédestiné à cette carrière parce qu'il s'appelait Mittler (médiateur).
On servit le dessert et Mittler pria sérieusement les époux de ne pas retarder davantage les confidences qu'ils avaient à lui faire, parce qu'immédiatement après le café, il serait forcé de partir.
Les époux s'exécutèrent alternativement et de bonne grâce. Il les écouta d'abord avec attention, puis il se leva d'un air contrarié, ouvrit la fenêtre et demanda son cheval.
—En vérité,